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Guernica comme si vous y étiez | | | Gordon Thomas Max Morgan-Witts Les Dernières heures de Guernica Nouveau monde 2007 / 22 € - 144.1 ffr. / 344 pages ISBN : 2-84736-225-8 FORMAT : 14,0cm x 22,5cm
L'auteur du compte rendu : Juriste, essayiste, docteur en sociologie, Frédéric Delorca a dirigé, aux Editions Le Temps des Cerises, Atlas alternatif : le monde à l'heure de la globalisation impériale (2006). Imprimer
Il y a 70 ans, le 26 avril 1937, Guernica, le petit village symbole de lidentité basque puisque sous son arbre sacré les rois dEspagne venaient jurer de respecter les lois coutumières fueros des communautés locales , est entré dans lhistoire du monde comme le champ dexpérimentation dune stratégie militaire nazie particulièrement barbare, qui allait se généraliser ensuite en Europe de lEst (avant que les Alliés nen fassent également usage). Les Dernières heures de Guernica sinscrit dans une tradition denquêtes historiques anglo-saxonnes présentées dans un style romanesque autour de la guerre dEspagne, à la manière dAdieu à lamitié de Stephen Koch, paru il y a deux ans, sur le rôle dHemingway et Dos Pasos dans la guerre dEspagne.
Ici, les deux journalistes décrivent avec empathie quelques protagonistes significatifs du bombardement de Guernica, des officiers allemands et républicains espagnols en charge des opérations militaires, des personnages "ordinaires", représentatifs de la population du village : le maire, le curé, des nones, un boulanger, le patron dune usine clandestine darmement. Le récit nous replonge dans latmosphère dun pays basque catholique et rural, travaillé par le nationalisme depuis Sabino Arana, mais très peu pénétré par le marxisme-léninisme contrairement aux clichés de la propagande allemande sur lEspagne républicaine. En détaillant leurs faits et gestes au cours des dernières heures qui précèdent larrivée des bombardiers, les auteurs créent une intensité dramatique, à la manière du célèbre tableau, qui culmine avec le bombardement. Ils font ainsi toucher dautant plus près lhorreur du massacre que rien nest inventé : les moindres détails de la tragédie ressortent des témoignages et des documents darchive.
Le travail décriture permet de soustraire lévénement à la fadeur des clichés de lhistoire scolaire, et replace le lecteur devant non seulement la brutalité du nazisme, mais aussi celle dune époque inaugurée outre-mer avec la colonisation, et en Europe avec la guerre de 14-18, pour laquelle la vie humaine ne compte plus guère, une époque qui nest du reste pas tout à fait révolue (selon les Nations-Unies, le nombre des pertes civiles dans les conflits actuels avoisine les 90 % contre 10 % il y a un siècle, et lessayiste Jean Bricmont en 2005 qualifiait les combats de Falloudjah en Irak de «Guernica sans Picasso»)
Pour une génération de lecteurs européens et nord-américains qui ne connaissent en majorité de la guerre que les documentaires télévisés et cinématographiques toujours édulcorés, voire les uvres de fiction, la synthèse des témoignages quélaborent Thomas et Morgan-Witt peut aider à la découverte de la faiblesse ontologique de lhumain face à des dispositifs politiques dont ils na pas la maîtrise. Devant limage des citoyens de Guernica, désignés par leurs noms, leur histoire, aux corps démembrés par le souffle des bombes ou carbonisés, celle de leur impuissance contre ces vagues destructrices dont on ne sait jamais quand elles prendront fin, de leur hébétude au cur dune apocalypse absurde (à laquelle succèdera quarante ans et plus de lâcheté occidentale non moins absurde devant les crimes de la dictature franquiste), notre monde peut se comprendre lui-même comme fils de cette tragédie, et prolongement de celle-ci. Pour paraphraser une boutade journalistique célèbre, on aurait presque envie décrire : «Nous sommes tous des citoyens de Guernica».
Un regret cependant à la lecture du livre : labsence totale, notamment dans la préface, de référence au débat historique dans le cadre duquel il sest inscrit et qui se poursuit encore en Espagne. Il nest même dit nulle part dans louvrage (on ne peut le savoir quà la lecture dune toute petite mention en page 2 sous le copyright), quil sagit en fait dune réédition de Le Jour où Guernica mourut, paru chez Belfond en 1977, dont la version originale avait été publiée à Londres deux ans plus tôt. Ecrit alors que le maire franquiste de Guernica sévertuait à dissuader toute enquête sur le territoire de sa commune, ce livre pionnier devint un best-seller dans lEspagne de la transition démocratique et de la movida, qui se réappropriait un pan méconnu de son histoire. Il eut sa place dans des controverses qui ont opposé à ce moment-là et jusquà nos jours des historiens conservateurs (Carlos Rojas, Ricardo de la Cierva) à une école de gauche (Herbert Rutledge Southworth) sur des aspects aussi essentiels du drame que le nombre réel de victimes, le caractère «collatéral» ou non des dommages, la responsabilité des autorités nationalistes espagnoles, la visée politique de ce bombardement à légard du nationalisme basque, le risque que le symbole de Guernica nocculte lhorreur de bombardements de plus grande ampleur survenus sur Madrid, Huesca, Oviedo, Barcelone, ou des répressions nationalistes meurtrières à Séville ou Saragosse.
Les travaux très controversés dun des auteurs du livre, Gordon Thomas, dans les années 2000, sur le Proche-Orient, en partie instrumentalisés par le gouvernement Aznar, ont aussi confirmé a posteriori la nécessité de croiser les investigations de journalistes avec les recherches dhistoriens professionnels.
Frédéric Delorca ( Mis en ligne le 20/03/2007 ) Imprimer | | |