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Cette Janus bifrons qu’on ne finit pas de penser | | | Dominique Schnapper La Communauté des citoyens - Sur l'idée moderne de nation Gallimard - Folio essais 2003 / 5.90 € - 38.65 ffr. / 320 pages ISBN : 2-07-042882-6 FORMAT : 11x18 cm
Ouvrage publié une première fois en 1994 (Gallimard).
L'auteur du compte-rendu : Thomas Roman, diplômé de Sciences-Po Paris, titulaire d'un DEA d'Histoire à l'IEP, y poursuit sa recherche en doctorat, sur les rapports entre jeunesse et nationalisme en France à la "Belle Epoque". Imprimer
Directrice détudes à lEHESS et présidente de la Société française de sociologie, Dominique Schnapper propose, avec La Communauté des citoyens, le troisième volet dune réflexion entamée avec La Relation à lautre et La Démocratie providentielle. La sociologue sinscrit, avec cet essai très stimulant, dans une lignée deux fois séculaire de penseurs du fait national. On pourrait croire lentreprise un peu vaine et éculée. Il nen est rien. Objet politique à teneur hautement idéologique, la nation méritait une vue en retrait par une universitaire.
Mais lauteur le dit elle-même : «Une définition de la nation est déjà en tant que telle une théorie implicite de la nation.» (p.43) Elle néchappe ainsi pas à une appropriation dun concept quelle exprime dans un sens républicain, jacobin et principalement politique, donc partial. Son grand mérite est cependant non seulement de faire laveu de ce biais immanquable mais, surtout, de proposer un définition de la nation qui se situe au-dessus de lopposition traditionnelle, et aujourdhui encore active, entre une vision primordialiste (à lallemande, fondée sur la culture, le sang, la terre) et une vision moderniste (contractuelle, volontariste, à la française).
Tel est en effet le grand acquis de cet essai : lauteur, dans une première partie, sefforce avec talent de donner une définition le plus objective possible de la nation, dans un sens éminemment politique (Weber nest jamais très loin). La nation «intègre les populations en une communauté de citoyens, dont lexistence légitime laction intérieure et extérieure de lEtat.» (p.45) Ce en quoi elle se distingue des groupes ethniques, non politiquement organisés (mais tout aussi artificiellement construits) et des nationalismes (la «nation» catalane na pas voix au chapitre dans le concert des nations, par exemple). Ce en quoi elle se distingue aussi des Etats. Si un lien nécessaire, car politique, lie la nation à lEtat, ils ne sont pas confondus. La nation, de lordre de la culture, sexprime politiquement dans un Etat, producteur de normes intégratrices (suffrage universel, liturgie nationale, école, armée, législation, politique extérieure, lhistoire et quelques mythes). Ce en quoi, enfin, lieu dun «plébiscite de tous les jours» (Renan), la nation, essentiellement démocratique, se distingue des expériences nationalistes totalitaires et dictatoriales empêchant toute intégration volontaire de ces normes par les citoyens. La nation est donc bien cette «communauté des citoyens».
Leffort théorique est servi par une érudition en la matière et la mobilisation de modèles nationaux variés (France, Royaume-Uni, Etats-Unis, Israël, et ces démocraties consociatives tels la Belgique, la Suisse ou les Pays-Bas). Lessai, à travers ces exemples, illustre remarquablement la fragilité intrinsèque de la nation. Cette faiblesse tient dabord à cette tension essentielle entre luniversel et la particulier : transcendant les différences internes, parfois au prix dune acculturation dommageable, la nation doit en revanche exprimer sa singularité sur une scène internationale au nom dun universel fondé sur le libéralisme et lindividualisme. Cette fondation libérale et individualiste est lautre handicap du fait national : car lindividualisme serait producteur actuellement dune vision atomisant le social et le politique au nom dun bien-être confinant à légoïsme. «Aujourdhui, la logique productiviste-hédoniste, intimement liée à la fois à lambition démocratique et à lefficacité de la production, tend à primer sur les valeurs proprement politiques» (p.26), écrit lauteur.
Cest sans doute ici quune déférence à légard du modèle national français dessert le plus la réflexion de Dominique Schnapper. Attachée au modèle républicain laïque typiquement français, elle semble rejeter trop rapidement lexpérience communautaire pourtant productrice de lien social (mais dont la dérive communautariste peut en effet constituer une menace politique). Au contraire, consciente de la nécessité dune tradition qui enracine et incarne lattachement national, elle critique les projets considérés comme trop abstraits de «patriotisme constitutionnel» (Habermas) ou de citoyenneté européenne. Cet euroscepticisme, cadrant avec lascendance "jacobine" de lauteur, lui fait peut-être rater le coche du projet politique européen, promesse dune communauté des citoyens à plus grande échelle à même de revivifier une dérive du civisme quelle déplore amèrement, et sans doute exagérément.
Cet essai, révélateur dune quête toute sociologique du lien social, est un outil de grande qualité pour alimenter sa réflexion propre sur ces questions. Où lon voit cependant que dépasser le débat incarné par Fichte et Renan, par exemple, nest jamais évident ni vraiment total.
Thomas Roman ( Mis en ligne le 24/11/2003 ) Imprimer
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