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Histoire & Sciences sociales -> Témoignages et Sources Historiques |
| Ernst Jünger Carnets de guerre. 1914-1918 Christian Bourgois 2014 / 24 € - 157.2 ffr. / 570 pages ISBN : 978-2-267-02589-7 FORMAT : 13,1 cm × 20,0 cm
Julien Hervier (Traducteur)
L'auteur du compte rendu : Ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure, Agrégé d'histoire, Docteur ès lettres, sciences humaines et sociales, Nicolas Plagne est l'auteur d'une thèse sur les origines de l'Etat dans la mémoire collective russe. Il enseigne dans un lycée des environs de Rouen. Imprimer
Né en 1895, Ernst Jünger entre sur la scène littéraire allemande et mondiale par un coup de maître en publiant en 1920 Orages dacier. Considéré immédiatement comme le grand écrivain allemand de lexpérience combattante, lintellectuel-soldat, à la fois guerrier courageux, fin observateur et penseur patriote, il est lidole de la droite nationaliste allemande dans les années vingt ; en raison de ses talents décriture et dobservation psychologique, il est aussi rapidement remarqué par le public européen et notamment français, et salué par Gide comme le meilleur écrivain du genre quil a créé et illustré : «Le livre d'Ernst Jünger sur la guerre de 14, Orages d'acier, est incontestablement le plus beau livre de guerre que j'ai lu, d'une bonne foi, d'une honnêteté, d'une véracité parfaites», écrit le Français dans son Journal, regrettant de ne pas lavoir lu plus tôt.
Ce que lon sait moins, même si lon pouvait le deviner, cest quOrages dacier fut basé sur des notes prises pendant les combats, que Jünger réécrivit après-guerre pour en tirer un maître-livre sur la Grande Guerre du point de vue des soldats du front. Julien Hervier qui traduit et présente ces carnets (en allemand : le Journal de guerre) revient en préface sur le destin de ces sources et leur intérêt documentaire pour le lecteur du début du 21ème siècle : pas destinées à la publication, ces notes pour mémoire griffonnées entre deux combats dans les trous dobus et les cabanes du front témoignent de façon particulièrement vivante du «vécu» du soldat Jünger dans les tranchées et sur le champ de bataille, avant que le travail, magnifique, de réécriture ne les transforment en uvre littéraire.
Et si le public dOrages dacier ne peut que se féliciter de la rédaction soignée et pensée qui lui a donné un tel livre, il est évidemment du plus haut intérêt pour nous de revenir à ces carnets dans leur caractère plus spontané et immédiat. Double intérêt ! Cela nous permet non seulement de mesurer lécart avec le livre qui en sort et de reconstituer le travail du jeune écrivain et ainsi donc de suivre lévolution dErnst Jünger, en partant de cette période capitale de sa formation, en saisissant lévolution du jeune homme entre ladolescent engagé volontaire et la célébrité nationaliste au statut héroïque : sujet évidemment passionnant pour qui sintéresse à lhomme Jünger et aux méandres cachés de son parcours ! Mais il y a un autre intérêt : cest dassister à la guerre sur le front par le truchement dun combattant, certes atypique à certains égards, très cérébral et fort cultivé pour son âge, mais tout de même un soldat et un jeune Allemand de son temps. Et rien de mieux en ce centenaire de 1914, que cette plongée dans la boue du terrain pour se faire une idée, presque en ethnologue, de ce que fut cette guerre pour ceux qui la firent avec leurs tripes. On aura dailleurs profit à lire, en complément de lavant-propos à ces carnets, les analyses que Julien Hervier a consacrées à cette période de la vie dErnst Jünger dans la remarquable biographie quil vient de faire paraître chez Fayard.
Dans ces carnets, on découvre dabord, en chair et en os, vivant, souple, juvénile, drôle, un Ernst Jünger de 19 à 23 ans, plein dallant, engagé volontaire un peu inconscient, en quête daventure, dintensité, dexpérience-limite, qui affronte les risques et dangers de la guerre en première ligne avec un cran étonnant, avouant certes parfois quelques moments de panique, mais dune incroyable capacité à faire face à la mort et à lhorreur de la boucherie, avec un mélange de fatalisme (ce qui doit arriver arrivera !), une sagesse nietzschéenne des besoins du corps (laissez-moi dormir, tant pis pour les bombes qui pleuvent ! et pour le reste, cf. le fatalisme susdit !) et une curiosité pour lévénement qui lemporte malgré tout, sans perversité morbide dailleurs mais avec une pointe dhumour noir, une part de dérision et une aptitude au détachement (il écrit, lit des romans et de la poésie, rêve, dessine !), au dédoublement qui permet au combattant Jünger dêtre un étonnant spectateur et analyste de ce quil vit.
Et ce quil voit et vit est pour nous hallucinant : la relation quasi ludique des tranchées ennemies qui se canardent comme au ball trap, avec un fair play mêlant inconscience adolescente et respect de lennemi ; la banalisation de lhorreur, devant la fréquence des tueries, le contact permanent avec les cadavres éventrés, en putréfaction, et les squelettes, ou leurs os disloqués dont on envisage parfois de se faire
une pipe ! Et avec tout ça ladmiration pour les tirs dartillerie ; lintérêt technicien pour les effets des shrapnells, des mines à ailettes, les attaques au gaz. Et puis il y a leffet dentraînement des hommes au moment de lassaut : le délire meurtrier du grand troupeau, fauché largement pendant la montée en ligne, avant même le combat dans le bruit et la fureur de survivre et de tuer. Tout cela alternant avec les retours aux tranchées et les brefs moments de compassion, de pitié pour les camarades tués. On na jamais lu quelque chose d'aussi vrai dans l'immédiateté de la guerre... Dailleurs le jeune Jünger, qui devient aspirant et lieutenant, tout en survivant à de nombreuses blessures, évolue dès 1915, commençant à comprendre quil avait quelque peu idéalisé la guerre... Mais cela ne lempêche pas de rendre compte des choses avec une objectivité froide et distanciée, impressionnante et quon peut appeler «phénoménologique», avec les philosophes. On relève aussi la maturité dobservateur et décrivain du jeune homme. Si Jünger était un «mauvais élève» pour le lycée allemand de 1914, on est très loin du cancre actuel pour le niveau culturel ! Et la guerre accélère lévolution : ce qui ne la pas tué la rendu plus fort.
Tout cela est fort intéressant par les ressemblances évidences mais aussi les nuances par rapport à limage sculptée du guerrier dans Orages dacier. On notera par exemple la relative réserve de Jünger quant au patriotisme en 1914 ; la prise de conscience en décembre 1915 par ce grand adolescent francophone, passé à la Légion étrangère et en Algérie, des ravages matériels et psychologiques que la guerre allemande aura causés au Nord-Est de la France, où il avait passé du temps avant-guerre dans un échange linguistique, et son regret devant la destruction dun art de vivre régional quil avait apprécié. Rien ne manque à ces notes réalistes : les orphelins français devenus mascottes du régiment et assimilant rapidement lallemand, la langue de lennemi ; ni les beuveries de larrière ; même pas laventure amoureuse avec la jeune Française ! Dailleurs lAnglais et le Français sont respectés comme combattants et comme des frères humains malgré tout, qui défendent aussi bravement leurs patries. Fraternité darmes transnationale, qui prend son envol et atteint les sommets dans le cas des aviateurs, ces chevaliers du ciel, ces As que Jünger admire. On pense ici à La Grande Illusion.
Mais à la fin, il y a quand même lamertume de la défaite, lorgueil davoir combattu avec héroïsme et les consolations du devoir accompli et de lhonneur : une façon davoir trouvé sa voie dans une époque matérialiste. «Jai été élevé dans lesprit du corps des officiers prussiens et je suis soldat corps et âme. (
) Mon cur aussi est lié indissolublement à la cause pour laquelle jai combattu et versé mon sang». Et à la fin de ces notes, déjà lidée, la méthode, les «recettes» pratiques et les lignes directrices du livre à venir, avec sa marque spécifique : le refus de la victimisation et du larmoyant, lexaltation du courage et dune forme de noblesse malgré tout, dans ce non-sens apparent.
«Le seul but de mon ouvrage est de décrire avec objectivité pour le lecteur ce que jai vécu au sein de mon régiment et ce que jen ai pensé. Je ne veux pas entonner une interminable litanie, dégoulinante de sang et de boue, de faim et de soif, de danger et dépuisement, mais au contraire ne pas omettre les heures agréables dans labri, les bons moments de repos dans les cantonnements de larrière, et les nuits animées par le cliquetis des verres. Je ne suis pas un homme de plume, mais jespère malgré tout que plus dun, en reposant le livre, se sera fait une idée de tout ce que nous avons réussi à accomplir, nous les fantassins. Nous avons beaucoup perdu, tout peut-être, et même lhonneur. Une chose nous reste : le souvenir glorieux de la plus magnifique armée qui ait jamais existé et du plus imposant combat qui se soit jamais déroulé. Conserver noblement ce souvenir au sein de ce siècle de reniement et datrophie morale, cest le plus fier devoir de tous ceux qui ont combattu pour le salut de lAllemagne, non seulement à coup de fusils et de grenades, mais aussi dun cur fervent» (p.570).
Jünger a donc découvert aussi le nationalisme. Mais cette cause qui donne sens à sa vie ne signifiera jamais, on le voit ici, labandon de certaines valeurs fondamentales qui transcendent le patriotisme sincère. Admiré par les chefs nazis comme chantre lyrique du combat, il refusera toujours de se compromettre dans des extrémités qui lui sembleront criminelles et déshonorantes. Car par-delà le «déshonneur» de la défaite, il y a lhonneur plus précieux du chevalier loyal qui na pas démérité ni trahi sa conscience.
Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 06/05/2014 ) Imprimer
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