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Un lys blanc dans un monde gris | | | Marcelle Lerouge Journal d'une adolescente dans la guerre - (1914-1918) Hachette 2004 / 25 € - 163.75 ffr. / 492 pages ISBN : 2-01-235715-6 FORMAT : 14,0cm x 22,5cm
Préface de Jean-Yves Le Naour.
L'auteur du compte rendu: Agrégé et docteur en histoire, Jean-Noël Grandhomme est l'auteur d'une thèse, "Le Général Berthelot et l'action de la France en Roumanie et en Russie méridionale, 1916-1918" (SHAT, 1999). Il est actuellement PRAG en histoire contemporaine à l'université "Marc Bloch" Strasbourg II. Imprimer
Le temps où les combattants constituaient le sujet unique des ouvrages publiés sur le thème de la Grande Guerre paraît aujourdhui bien lointain. Lhistoire sociale, lhistoire des mentalités, puis, plus récemment, la déferlante de lhistoire du «genre», venue doutre-Atlantique, ont élargi les horizons des chercheurs et des lecteurs. A la confluence de lhistoire des enfants dans la guerre, étudiée par Stéphane Audouin-Rouzeau (La Guerre des enfants, 1914-1918. Essai dhistoire culturelle, 1993), et de celle des femmes, sur lesquelles louvrage de référence demeure celui de Françoise Thébaud (La Femme au temps de la guerre de 1914, 1994), le journal de Marcelle Lerouge, préfacé et édité par Jean-Yves Le Naour, nous plonge dans le monde peu connu des adolescents.
Deux journaux denfants et quels enfants ! -, ceux du futur écrivain Anaïs Nin (Journal denfance, 1914-1919, 1979) et du futur cardinal Yves Congar (Journal de la guerre, 1914-1918, 1997) ont déjà paru. Mais lépoque qui suit lenfance et précède immédiatement lâge adulte navait guère encore trouvé de chroniqueur et danalyste. Le journal de Marcelle Lerouge nest pourtant pas tout à fait, contrairement à ce quaffirme lauteur dans son introduction, le seul à avoir été publié jusquici. Dans la revue Verdun. Les Cahiers de la Grande Guerre, est paru en 2001 le récit dune autre jeune Française, âgée de quatorze ans au moment de la mobilisation générale : «Lucie Savoye. Une Adolescence champenoise, 1914-1918» (n°28, pp.109-140), mais il est vrai quil est, et de loin, de bien moindre ampleur.
Marcelle Lerouge est lune de ces diaristes si représentatives de la société bourgeoise du XIXe siècle. Fille unique dun chef de bureau aux assurances, elle est née en 1901 à Bois-Colombes dans une famille patriote dorigine lorraine ; elle a reçu une éducation soignée, qui se poursuit, pendant le conflit, au lycée Racine. Son Journal est créé par lévénement : il commence le 1er août 1914, à lannonce de la mobilisation, et sachève le 11 novembre 1918, lorsque la guerre prend fin. Il ny a rien eu avant, il ny aura plus rien après. Epargnée par les conséquences directes du gigantesque affrontement qui lenveloppe elle ne vit pas à proximité du front, comme Lucie Savoye, et son père est trop âgé pour être mobilisé, au contraire du sien le jeune auteur en ressent pourtant les effet indirects : plusieurs membres de sa famille sont aux armées, elle craint linvasion allemande, subit malgré tout quelques privations. Surtout, elle apparaît curieusement passionnée par les bombardements aériens qui touchent la capitale et ses environs (en 1918 en particulier). Elle consacre de longs développements aux types davions, de canons de DCA, dobus. Mais, comme beaucoup dautres témoins la formule est du prêtre combattant Jean Julien Weber (Sur les pentes du Golgotha, 2001) elle se contente de raconter son «histoire extérieure», celle de son corps en quelque sorte, sans nous livrer, sauf exceptions, les secrets ou les éventuels tourments de son âme.
Cela ne veut pas dire que ce document soit sans intérêt : il décrit de multiples aspects de la vie des Français en guerre, il en dit long sur la manière dont larrière percevait le front (ou plutôt les fronts, puisque la jeune fille sintéresse tout autant à lOuest quà la Russie, à la Roumanie ou à la Macédoine). Le Journal agit souvent comme une sorte de caisse de résonance de la société tout entière. Ainsi, il porte lempreinte des consignes données à la population (Marcelle Lerouge pratique lautocensure, au cas où son cahier tomberait entre les mains dennemis ou despions
), des mots dordre familiaux, du poids de linquiétude (pour un oncle, des cousins, des voisins et amis) et du deuil (la liste des morts sallonge à la paroisse). Il révèle limprégnation consciente ou inconsciente de la propagande et du «bourrage de crane». Les nouvelles les plus incroyables sont parfois recopiées comme parole dEvangile. Les «bobards» les plus grossiers influencent donc les Français, même dotés dun esprit critique développé. En cela ce document démontre limportance des facteurs moraux dans la victoire. Larrière ne devait-il pas être désinformé pour quil puisse tenir ? La fabrique de mensonges, qui distribuait ses produits par lintermédiaire de la presse, surtout du Matin, de LEcho de Paris, nétait-elle pas, finalement, aussi utile que les usines de canons et de munitions ?
Mais le quotidien de ladolescente est-il à ce point marqué par le conflit ? Ne pense-t-elle donc jamais aux jeux, aux toilettes, à lamour ? Jean-Yves Le Naour apporte une réponse convaincante à cette question légitime : Marcelle Lerouge ne pratique pas le mélange des genres, elle sinterdit de mentionner dans son Journal tout ce qui na pas un rapport direct avec la guerre. Ce parti-pris est en soi déjà éminemment révélateur. Elle fait son devoir, à sa place.
Somme impressionnante de près de 460 pages, le Journal de Marcelle Lerouge est forcément par endroit répétitif, parfois anodin, parfois aussi drôle, captivant, émouvant. Jean-Yves Le Naour nen a pas fait une véritable édition scientifique, se contentant dun appareil critique très réduit (mais on peut penser quil sagit très certainement dune exigence de léditeur, désireux de ne pas heurter le grand public, toujours effrayé, paraît-il, par les notes de bas de page trop nombreuses). Il nous livre tout de même en fin de volume un arbre généalogique, qui permet de bien situer les protagonistes du Journal. Lensemble est donc plaisant à lire, tout en respectant la rigueur historique. Il reste à souhaiter que la publication de cet ouvrage suscite la découverte dautres documents du même type.
Jean-Noël Grandhomme ( Mis en ligne le 23/05/2006 ) Imprimer
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