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Histoire & Sciences sociales -> Témoignages et Sources Historiques |
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Massignon éducateur et médiateur | | | Françoise Jacquin Massignon - Abd-el-Jalil. Parrain et filleul - Correspondance 1926-1962 Cerf - Histoire 2007 / 35 € - 229.25 ffr. / 298 pages ISBN : 978-2-204-08233-4 FORMAT : 15,0cm x 24,0cm
Préface de Maurice Borrmans.
L'auteur du compte rendu : agrégé dhistoire, Nicolas Plagne est un ancien élève de lEcole Normale Supérieure. Il a fait des études dhistoire et de philosophie. Après avoir été assistant à lInstitut national des langues et civilisations orientales, il enseigne dans un lycée de la région rouennaise et finit de rédiger une thèse consacrée à lhistoire des polémiques autour des origines de lEtat russe. Imprimer
Plus grand islamologue chrétien et français du 20ème siècle, gloire intellectuelle catholique, professeur au Collège de France et à lEcole Pratique des Hautes études, laïque marié et père de famille, mais mystique ordonné prêtre à la fin de sa vie, ami des Arabes (chrétiens et musulmans) et anti-colonialiste résolu, tel fut Louis Massignon (1883-1962).
Les Marocains cultivés connaissent encore son nom grâce au lycée français de Casablanca. Sa mémoire, entretenue pieusement par sa famille et ses admirateurs, demeure chez les intellectuels de lEglise, les arabisants et les vétérans de lanti-colonialisme, même si son uvre est un peu passée de mode ou divise les spécialistes contemporains. Que penser de la notion même d«islamologie» aujourdhui ? Notion claire pour les premiers analystes européens du Coran et des mystiques musulmans, sinscrivant au carrefour de la tradition dexégèse des croyants et de lexplication comparatiste pour les occidentaux (une traduction), mais devenue problématique et que certains préfèrent abandonner en raison de son ambiguïté : «islam» historique ? sociologique ? pratique ? théologique ? etc. Le mot promet désormais une extension transdisciplinaire ambitieuse et l'on préfère distinguer approches théologiques du Sens et approches laïques méthodiques de réalités historiques définies. Massignon cherchait à entrer dans lislam de lintérieur, par la spiritualité, la mystique et la théologie, par une approche sympathique, qui semble à certains dépassée, comme son expression semble plus intuitive et de fulgurances que rationnelle et méthodique. Massignon ne prisait guère les formes stérilisantes spirituellement dune certaine scolastique de lInstitut catholique comme du positivisme de Bréhier à la Sorbonne
Parmi les élèves de ce maître influent: Louis Gardet, Jacques Berque, entre autres, et un Marocain : Jean-Mohamed Abd-el-jalil, pieux musulman converti au catholicisme, moine franciscain et prêtre, le filleul de Massignon, symbole dune relation passionnée qui lie la recherche de la vérité à lamour des personnes et au respect des cultures.
La Correspondance quil échange entre 1926 et 1962 nous éclaire plus sur lui que sur son protégé. Même si ce dernier était daprès les témoins moins expansif, plus réservé, peut-être parfois gêné, en fier Marocain, de la ferveur expansive de son parrain, on ne comprend pas bien à quoi il faut attribuer le déséquilibre évident : destruction ou perte de celles de Jean-Mohammed ? Graphomanie, goût de lépanchement de Massignon? Expression des ambiguïtés dune relation et de la différence des caractères, des situations ? La part de Jean-Mohammed augmente dailleurs vers la fin et certains courriers sont très affectueux. La Correspondance est présentée dans une préface et une introduction bien faites, qui la mettent en perspective et renvoient pour approfondissement aux études de la littérature spécialisée. De nombreuses notes en bas de pages éclairent les allusions et apportent de courtes notices biographiques utiles sur la vie sociale des correspondants : on constate que Massignon a suivi parfois de près toute la vie intellectuelle et religieuse française (parmi ses correspondants : Maritain) et le développement de lislamologie contemporaine (son admiration pour le Juif hongrois Ignaz Goldziher) pendant plus de soixante ans et quil était un nud vivant de réseaux intellectuels, ce qui en faisait pour les jeunes générations de spécialistes de lislam autant une figure incontournable quune autorité. Mais lorientation éditoriale (la publication dun dialogue épistolaire) ne permet pas détudier la figure et le rôle de Massignon au niveau de la sociologie des études arabes et islamiques en France.
Comme dans toute correspondance, le caractère dispersé de linformation (un ordre plus chronologique que thématique et un mélange des questions générales et personnelles selon les occasions) demande une lecture à différents niveaux selon différents angles : psychologique, religieux (foi et Eglise, relation à lislam), historico-politique (colonisation/décolonisation, France de Poincaré à de Gaulle en passant par Vichy et la IVe République SFIO-MRP), historico-intellectuel (idées, travaux, institutions, carrières), etc. Qui ne connaît pas Massignon intime entre dans la vie dun homme dexception et suit avec intérêt son regard sur lépoque, au moins tel quil se reflète dans cette partie de sa correspondance. On y redécouvre des aspects oubliés du passé : faits, mentalités, à travers deux sensibilités dont les intérêts communs (foi personnelle, Eglise, vie universitaire catholique, rapports de la France et du monde arabe, islam, dynamique sioniste et destin du judaïsme, à la fin soucis de santé) dictent la sélection des thèmes
Tels sont les fils directeurs.
Un autre sans doute, avec pudeur : la sexualité face à lamour divin. Admirateur de Foucauld, Massignon est tenté par la retraite au désert, la prêtrise et dabord la chasteté (lidéal paulinien de la vie conjugale aboutie comme relation frère-sur), au point que Jean-Mohammed ose inviter son parrain à plus de ménagements avec son épouse légitime dans le cadre chrétien du sacrement marital. Mais on se demande aussi si ce sont seulement les études et lexpérience de la place des invertis dans le monde proche-oriental qui ont déterminé lintérêt de Massignon pour «Sodome», quil inclut dans sa mystique historique de lintercession dAbraham, père des Juifs, des Chrétiens et des Musulmans
Thème au demeurant très «catholique 20ème siècle» et qui donne de la foi lidée dun salut pour intellectuels et artistes (Verlaine !) par la sublimation de lérotisme
Quon pense aux tentatives de Maritain auprès de Gide et de Cocteau. Les éditeurs pouvaient-ils (oser ?) nous éclairer ? Mystère...
Lactualité de cette correspondance tient dabord à son inscription dans la question du choc des civilisations et cest en cela que le contemporain tire profit à la lire, quelles que soient ses convictions «métaphysiques». La vie de Massignon a été tendue vers le dépassement de lintolérance religieuse, avec une préférence pour le dialogue loyal avec les autres croyants du monothéisme biblique. Massignon éprouve une répulsion pour le matérialisme athée et son mépris des spiritualités (que ce soit le sionisme de Herzl aux pères fondateurs dIsraël ou un certain positivisme laïque français, sans parler du radicalisme «anti-clérical») et il est sûr que la résistance, souvent tranquille, de lislam à la «civilisation moderne» colonialiste, raciste et cupide a éveillé en lui, depuis son premier séjour en Afrique du nord, une certaine admiration et une capacité découte à une tradition proche à certains égards (la tendresse musulmane pour Marie et Jésus) et souvent plus tolérante quon ne veut sen souvenir dans lhistoire.
Et sil voyait dans lislam une sorte de religion naturelle, sil était heureux de la conversion de jeunes Arabes intelligents pour la plus grande gloire de Dieu (le même !), Massignon tenait avant tout à la loyauté et au respect des consciences : aussi méprisait-il dans lEglise les missionnaires arrogants et ignorants des cultures autochtones. On peut y voir le début dune entente des religions pour résister au désenchantement et à la laïcisation, mais il est tout aussi pertinent de remarquer que sexprime chez Massignon une virtualité humaniste de la religion, qui na rien à envier à lidéologie coloniale ou à lexistentialisme (Jeanson) qui se moquait du prosélytisme caché de Massignon. Face à la répression contre les peuples asservis, à la guerre coloniale de «pacification», à lusage de la torture, Massignon choisit résolument son camp et y voit une fidélité à lesprit dhonneur de Lyautey, un des héros de sa vie. On lira avec intérêt quil salua un moment Mgr Lefebvre (futur chef des intégristes) comme un évêque de Dakar plutôt critique du colonialisme. Sa critique des hypocrisies dun certain anti-communisme bien-pensant et des pactes secrets de la Guerre froide le fait traiter de «Moscoutaire», lui lami du maréchal Juin ! Quant à sa vision de la fondation dIsraël, faite dinstrumentation des souffrances juives, de mépris des chrétiens dorient et des Musulmans de Palestine, de violation de «la parole donnée» en 1916, de corruption dune partie de lEglise par une certaine banque liée au lobby militaro-industriel américain, dinvestissements massifs en faveur des colons sionistes au détriment des Arabes, elle a beau sappuyer sur des expériences vécues, elle serait aujourdhui politiquement incorrecte : de lintérêt de lire les témoins par-delà les simplifications actuelles !
Massignon nous aide à comprendre pourquoi la colonisation quil espéra «spiritualiser» fut un immense gâchis et pourquoi les indépendances, auxquelles il se résigna dans le déchirement intime, furent demblée minées par les intrigues occidentales, préparant lexplosion de lislamisme. Massignon voulut être un pont. Ce legs posthume de sa correspondance peut avec son uvre savante encore contribuer à éviter le choc des civilisations qui ne fut jamais un destin.
Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 13/04/2007 ) Imprimer
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