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Psyché et chaos
Entretien avec Rivka Galchen - (Perturbations atmosphériques, Éditions Jacqueline Chambon, Septembre 2009)


- Rivka Galchen, Perturbations atmosphériques, Éditions Jacqueline Chambon, Septembre 2009, 288p., 23 €, ISBN : 978-2742785926
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Parutions.com : Ce roman est très introspectif. Vous suivez au plus près les pensées du personnage principal. Est-ce la première fois que vous écrivez de la sorte ?

Rivka Galchen : Avant tout, je dois préciser que c'est là mon premier roman. Quand j'écrivais des nouvelles, cela n'avait en effet rien à voir mais un grand nombre des romans que j'ai adoré lire sont structurés de la même façon, des romans phénoménologiques, collant à la conscience des personnages. Et j'ai envie de croire que c'est un bon moyen pour parvenir à comprendre les autres, en observant toutes leurs erreurs ; et l’on ne peut pas faire cela d'un point de vue extérieur. J'aime beaucoup les livres de Thomas Bernhard, qui sont construits de cette manière, de même que ceux d'un auteur américain qui s'appelle Donald Antrim. Et j'aime beaucoup l'écriture autobiographique, à la façon de Montaigne car, au final, son travail est très organisé bien qu'à la lecture tout cela semble complètement aléatoire, écrit au gré de l'afflux des pensées. J'aime cette impression d'errance. En vous plaçant dans le mental d'un personnage, vous ne cessez de retourner à ses obsessions ce qui finit par donner une structure au récit, une organisation naturelle, dirais-je, pas rationnelle ni planifiée.

Parutions.com : Comment avez-vous décidé, en écrivant ce roman, quelles seraient les pensées du narrateur que vous incluriez ? Avez-vous eu recours aux connaissances médicales ou est-ce de votre part pure invention ?

Rivka Galchen : Au départ, c'était assez difficile car j'essayais de garder le contrôle : j'aime ça. J'ai donc établi des diagrammes, choisi des images et planifié comment les pensées se succèderaient. Mais je finissais toujours par jeter le résultat car ce à quoi je parvenais me semblait sans intérêt. J'ai donc essayé d'être comme une mouche dans la pièce, en me forçant à être plus passive que je ne le suis à l'écriture. Certaines personnes arrivent très bien à être relax et à laisser faire les choses, mais pour moi, ce fut un véritable exercice mental que de me forcer à ne pas écrire moi-même, pour ainsi dire, mais à me laisser porter par l'écriture, une fois les bases établies. Ce processus s'est avéré plus productif qu'en essayant de tout organiser.

Parutions.com : Qu'est-ce qui vous a amenée à cette histoire ? Quel en fut le point de départ ?

Rivka Galchen : Je ne suis pas sûre de la réponse car finalement, j'ai eu six ou sept idées de départ, sur lesquelles le roman a avorté à chaque fois. L'une d'elles m'est venue d'une patiente des urgences psychiatriques où je travaillais, et qui m'a fortement touchée par ce qu'elle m'a dit. Elle était hors d'elle-même ; elle avait débarqué chez son voisin qui était avocat pour lui demander son aide car, disait-elle, le FBI lui avait enlevé son fils. Il devait l'aider à la récupérer ; ils lui avaient laissé un sosie de son fils, pensant qu'elle ne verrait pas la différence. Pour quel genre de mère la prenaient-ils ! Cela dit, elle avait fini par s'attacher à cette doublure et ne voulait donc pas l'échanger pour son fils car elle aimait les deux ! J'ai été réellement émue par cet épisode car, bien que cette femme fût incapable de reconnaître son propre fils, elle avait reconstruit malgré tout son amour pour lui. Cela m'a semblé très beau.

Parutions.com : Où selon vous réside l'intérêt principal du roman ? Dans l'aspect scientifique des choses ou plutôt dans l'histoire d'amour ?

Rivka Galchen : Pour moi, c'est avant tout une histoire d'amour. Il se trouve que j'adore la science, j'adore la syntaxe scientifique et je m'intéresse de près à la recherche neurologique. Mais c'est l'histoire d'amour qui m'intéresse le plus ; en fait, Leo ne recourt finalement à la science que pour créer une distance lui permettant de contourner ses émotions. C'est la raison pour laquelle écrire à la première personne fut très utile ; cela m'a permis de montrer la manière dont Leo utilise les concepts scientifiques. Je pense qu'éviter ses propres émotions n'est pas un si mauvais moyen d'avancer dans la vie : si vos émotions vous dépassent, il vous suffit de leur mettre une étiquette et de les pousser de côté. Pour revenir à l'histoire d'amour, ce qui m'a surtout intéressée fut de voir comment il a ressenti cet amour et en même temps la terreur qu'il a éprouvée face à cette personne chez lui.

Parutions.com : A la fin, il est intéressant de voir qu'alors que vous vous concentriez sur cet amour que Leo éprouve pour sa femme, vous réalisez que sa femme aussi doit avoir énormément d'amour pour lui, sans quoi, elle ne pourrait pas supporter sa folie...

Rivka Galchen : C'est ce qui rendait les choses si difficiles au départ... Je me demandais pourquoi elle voulait rester avec lui. Pourquoi est-ce que mes amis restent-ils avec des individus qui ne sont pas toujours tendres avec eux ? Je crois que Leo est un personnage donquichottesque parce qu'il finit par être très cruel dans son monde imaginaire, prenant des décisions fondées sur des faits erronés. Pourtant, il y a quelque chose de romantique dans son amour pour la femme que Rema était autrefois. Sa loyauté a un côté romantique, bien qu'elle soit lardée de cruauté et de folie.

Parutions.com : Comment avez-vous décidé de faire de Leo ce personnage maladroit et affectivement placide ?

Rivka Galchen : Je ne sais pas vraiment. Peut-être parce que ce type de caractère m'intéresse beaucoup. Je ne me rendais pas compte que je choisissais un certain type de personnes dans ma vie mais il s'est avéré que c'est le cas. Beaucoup de mes proches ressemblent à Leo. Et je suis plutôt jalouse d'eux car j'ai l'impression qu'ils vivent avec moins de douleur, qu'ils subissent moins de stress émotionnel. Évidemment, Leo souffre, il ressent ces émotions. Il aime savoir des choses, collecter des données. J'ai autour de moi beaucoup de personnes qui vous parlent en long, en large et en travers du cinéma français ou de Serge Gainsbourg mais je réalise au bout du compte que, bien qu'ils ne fassent jamais référence à eux-mêmes ou leurs sentiments, ils sont réellement en train de raconter leurs histoires personnelles. Certains vous parleront par exemple de statistiques de base-ball... Je ne sais pas pourquoi je suis attirée par ce type de personnes. Je pense que c’est ce transfert d’une inquiétude personnelle vers quelque chose d’extérieur, un hobby. Ce qui m’intéresse, c’est le processus qui conduit à tirer d’une simple émotion quelque chose de tangible, même s’il s’agit au final d’une collection de bouchons de bouteilles ! Mais aussi ce penchant destructeur vers lequel nous conduisent parfois ces émotions. Je crois que les gens que cherchent profondément à masquer leurs émotions n’ont d’autre choix que de faire quelque chose avec cette énergie, de l’investir d’une manière ou d’une autre. C’est comme s’il existait une loi de conservation de l’énergie émotionnelle. Paradoxalement, j’ai l’impression de mieux comprendre les émotions des autres s’ils ne les expriment pas directement. Si quelqu’un vous explique que telle chose le rend triste, cette affirmation peut être difficile à saisir, l’empathie est plus difficile. Mais si je réalise que cette émotion s’est traduite en une lubie, une obsession, une passion, ou de l’insomnie, je la comprends mieux et me sens plus proche de la personne. Par exemple, ma mère ne partage jamais avec moi ses opinions ou ses sentiments, quand bien même j’en ferais l’objet, mais elle pourra au lieu de cela me parler de l’histoire d’un film qu’elle a vu, et ce récit me dira qu’elle a des soucis d’argent ou quoi qu’est-ce. Si elle me disait les choses de but en blanc, je pourrais tout à fait ne pas y prêter attention. C’est à travers le langage codé que j’écoute et entends les choses.

Parutions.com : Est-ce par amour ou folie que Leo recherche sa femme, qu’il croit disparue ?

Rivka Galchen : De toute évidence, quelque chose ne tourne pas rond chez lui. D’après moi, le point de vue de Leo est biaisé, ce qui veut dire ni plus ni moins qu’il se place plus loin dans le spectre de la folie où nous nous trouvons tous. Car nous avons tous du mal à percevoir les choses, nous avons tous des élucubrations, nous préférons tous voir ce que nous voulons plutôt que la réalité brute, ou celle des autres, jusqu’à ce que quelque chose finisse par nous frapper et que nous réalisions les choses. Je ne me suis pas intéressé à la folie d’un point de vue extérieur ; j’ai plutôt cherché à comprendre ce que cela voulait dire que d’être à la place de Leo. Et j’ai beaucoup pensé à ce sentiment de désemparement, cette impression que, tout en nous étant familière, telle personne nous demeure profondément mystérieuse, voire même menaçante. C’est ça qui m’intéresse, et le fait que cela s’apparente en partie à l’amour, quand vous ressentez ce pouvoir qu’a l’autre sur vous, ce mélange d’émerveillement et de crainte ; vous vous sentez à la fois très proche de la personne et séparé d’elle par un mystère. Je voulais donc me placer au cœur de tout cela. Ce type d’état mental, pour moi, n'est pas si éloigné du fait d’être amoureux et de suivre une personne sans raison, qui est un type de ''folie'' que nous comprenons tous.

Parutions.com : Dans quel but Leo a-t-il recours à la littérature météorologique ?

Rivka Galchen : Il lit beaucoup de choses de manière équivoque. Je pense que ce point nous aide à mieux le saisir, de mieux comprendre cette façon si particulière qu’il a de se tromper. Pour lui, en tant que psychologue, tout langage scientifique lui est familier tout en conservant sa part de mystère. Et la façon dont il comble les vides nous en dit plus sur sa vision du monde, sur ce dont il a envie, ce qu’il aimerait voir. Le procédé est le même qu’avec des dessins de Rorschach ; on apprend sur cet homme via sa façon de distordre l’information.

Parutions.com : Vous évoquiez dans un autre entretien à quel point il est difficile de se connaître. Comment conciliez vous ceci avec notre capacité à l’introspection ?

Rivka Galchen : Ce qui fait tout l’intérêt de l’introspection est justement qu’il demeure en nous des territoires inconnues. Sans quoi, il n’y aurait aucune raison d’être introspectif. Recourir à la thérapie, par exemple, est quelque chose de très amusant parce que vous vous surprenez à dire des choses que vous ne pensiez pas sortir de votre bouche. Les deux phénomènes vont donc bien ensemble ; nous pouvons nous surprendre à découvrir des choses sur nous-mêmes. Je crois par ailleurs que cette capacité introspective n’est pas communément partagée. C’est difficile.

Parutions.com : Pouvez-vous nous en dire plus sur la météorologie dans le roman ?

Rivka Galchen : Mon père était météorologue, ce qui explique pourquoi je m’y connais un peu. C’est Platon qui a écrit le premier ouvrage de météorologie ; il s’agissait pour lui de comprendre pourquoi des choses se déplaçaient dans le ciel. C’est une discipline intéressante en ce qu’elle diffère un peu des autres sciences. Si vous êtes physicien, vous pouvez faire s’entrechoquer deux boules et voir ce qui se passe, alors qu’en tant que météorologue, vous êtes réduit à ne pouvoir qu’observer ; il n’y a pas d’expérimentation possible. Vous pouvez bien sûr recourir à des simulations mais elles ne vous diront pas ce qu’est l’atmosphère si tel est votre objet parce qu’on ne peut pas recréer l’atmosphère. Des équations très utiles furent créées durant la Première Guerre mondiale, que l’on utilise aujourd’hui encore pour prévoir le temps qu’il fera. L’idée était que si vous pouviez déterminer exactement ce qui réchauffe ou refroidit les choses, ou ce qui crée les vents, alors vous pourriez dire ce qu’il arriverait ensuite. Le problème, c’est que ce type d’exactitude est impossible car on ne peut pas dire exactement comment sont les choses maintenant. Et même si l’on pouvait décrire parfaitement le temps tel qu’il est maintenant, cela n’empêche pas que l’on ne pourrait pas en déduire précisément ce qu’il en serait ensuite : à cause du chaos, une même situation initiale pourrait emprunter différents chemins. Ces gens-là s’essayèrent néanmoins à cela, pour contrôler le savoir et connaître les choses parfaitement afin de prévoir le futur. Je trouve que leurs équations sont une découverte magnifique justement parce qu’elles fonctionnent mal. D’un point de vue affectif, je comprends ce besoin que l’on peut avoir de comprendre à 100 % un événement et de vouloir l’utiliser dans un but de prédiction.

Parutions.com : Qu’en est-il du concept des univers parallèles ?

Rivka Galchen : Il s’agit de l’interprétation des monde différenciés à partir de la mécanique quantique. L’idée de base est qu’il existe des univers séparés, fermés les uns aux autres, et entre lesquels il est impossible de circuler. On ne peut pas se rendre d’un univers à l’autre, sans parler qu’il nous est impossible d’atteindre les limites de notre propre univers ! Mais il existe des points de tangence entre ces univers. L’analogie est certes facile, mais je compare ces points de contact à la capacité que nous pouvons avoir de deviner quelqu’un sans au final ne pouvoir y parvenir complètement.
En 1935, un scientifique, Schrödinger, a proposé une expérience mentale : une boîte renferme un chat ainsi qu’un atome qui pourrait se désintégrer à l'ouverture de la boîte ; si cela arrive, cela ouvrira une bouteille de poison qui tuera le chat ; sinon, le chat survivra. Le chat ne peut être mort et vivant à la fois ; il faut ouvrir la boîte et observer pour s’en rendre compte. Mais en mécanique quantique, le moment avant que l’on ouvre la boîte peut-être décrit comme un mélange d’états, comme si l’atome s’était à la fois désintégré et préservé, et donc que le chat était à la fois mort et vivant. Une manière de comprendre cette situation est de se dire qu’à chaque fois que l’on arrive à un point où deux scénarios sont possibles, alors les deux surviennent. L’univers se subdivise à ce point : dans l’une des branches, le chat vit ; dans l’autre, il est mort. Et l’on peut imaginer ce type de ramification à l’infini.
Tout cela a aussi un intérêt sur le plan émotionnel : si vous observez un groupe de personnes qui croient ou pas en cette théorie des univers parallèles, la discussion peut très vite tourner à l’affectif et à l’irrationnel. Ces gens sont pourtant des personnes intelligentes qui peuvent parler en restant sur les registres des mathématiques et de la science, mais ils se retrouvent submergés par ces émotions et ces attentes, leur désir ou leur refus d’y croire.

Parutions.com : Parlez-vous d’une séparation réelle, physique, entre plusieurs univers ?

Rivka Galchen : Oui, une véritable section de l’espace-temps. Dans celui-ci nous mangeons des cookies et dans cet autre non, mais les deux surviennent. Dans celui-ci nous nous versons du thé, dans celui-là non. Je crois que cela peut faire réagir les gens sur leurs propres regrets, leurs désirs pour ces vies qu’ils ne vivront pas, et toutes ces décisions qui, s’ils les avaient prises différemment, les auraient conduits ailleurs. Le fait que, non, ils ne seront jamais astronautes par exemple…

Parutions.com : En écrivant le roman, aviez-vous une idée claire de ce qui est la réalité telle que nous la concevons, et ce qui ne l’est pas ? Ou doutiez-vous vous-même, comme le lecteur, victime du manque de fiabilité dans la narration de Leo ?…

Rivka Galchen : Pour moi, il est très important que pour chaque événement de toute évidence impossible il puisse y avoir une option expliquant le tout. La partie la plus incroyable du livre est selon moi l’idée que Leo parle à une personne morte. J’aime à croire qu’il parle vraiment à un fantôme mais il est tout aussi important pour moi qu’il puisse s’agir d’une personne réelle se faisant passer pour morte : c’est l’univers qui m’est familier, celui où l’on ne peut pas parler avec les morts. Une explication plausible serait que Harvey écrit au Dr Gal-chen qui est mort et que c’est l’un de ses enfants qui reçoit la lettre. Il est flatteur de recevoir des mots d’un étranger qui considère à tort votre père comme un héros, comme quelqu’un d’exceptionnel. Si je recevais une lettre de ce genre, il se pourrait que j’y réponde comme si mon père était toujours vivant. Mais vous continuez alors de recevoir ces lettres et la situation devient étrange, glauque, de sorte que vous faites un pas en arrière, tout comme le soi-disant Dr Gal-chen le fait dans le roman. Cette explication est une bonne sortie de secours rationnelle, même si je ne suis pas certaine de vouloir que les choses se passent ainsi dans le livre. Mais je m’assure qu’il y ait toujours une explication obéissant aux lois gouvernant notre monde, qui ne s’écarte pas de l’idée que nous nous faisons tous de la manière dont fonctionne notre univers.

Parutions.com : Dans le roman, un autre élément à la fois passionnant et redoutable est de réaliser que les raisons pour lesquelles Leo pense que Rema a été remplacée sont tout à fait crédibles. Par exemple, que s’est-il passé pour que, elle qui détestait autrefois les chiens, revienne à la maison avec un chien ? Est-il vraiment possible qu’elle ait changé à ce point ou est-ce simplement que Leo ne la connaissait pas aussi bien qu’il le pensait ?

Rivka Galchen : Les deux options me semblent envisageables. Les gens peuvent changer. Par exemple, ma mère avait l’habitude de faire énormément pour moi. J’étais une enfant très paresseuse ; même au lycée, elle me préparait mon repas de midi ; elle me préparait le thé et le petit-déjeuner. Et elle ne me laissait jamais rien faire pour elle. Et puis, autour de mes 25 ans, elle a commencé à me demander de lui préparer le thé, et maintenant elle me demande de l’aide tout le temps. Et je pense que l’une des explications de ce changement est qu’elle n’est littéralement plus la même personne. Et il en va ainsi pour nous tous. On est par exemple parfois décontenancé de réaliser que tel film que l’on adorait ne nous plaît plus. Quand est-ce arrivé ? C’est arrivé en dehors de la circonférence de notre conscience. On a changé sans se rendre compte qu’on avait changé ! Mon opinion sur ce film que j’aimais tant quand j’avais dix ans n’est plus la même. Un travail à la périphérie de vous-même vous a conduit à ces changements…

Parutions.com : Vouliez-vous que ce roman soit un hommage à votre père ?

Rivka Galchen : Il l’est pour moi. Mais certains amis qui ont lu les cent premières pages n’ont même pas fait attention au nom. Ils ne connaissaient pas mon père. Ce qui est logique : le point de vue d’un auteur et celui d’un lecteur sur un roman sont différents. J’ai fait en sorte qu’il en soit ainsi car tout le monde se serait ennuyé si j’avais seulement écrit un livre pour dire quel homme formidable était mon père et combien il me manque. Mais pour moi, ce sentiment a apporté énormément d’énergie au livre ; c’est sa raison d’être.

Parutions.com : Considérez-vous qu’il s’agit plutôt d’une tragédie ou d’une comédie ?

Rivka Galchen : Je ne sais pas mais la question est intéressante. Pendant mes études et ensuite j’ai beaucoup lu Shakespeare ainsi que des études sur son œuvre, et des comparaisons. Par exemple, Le Roi Lear est une tragédie, mais pas une tragédie comme l’est Hamlet, parce qu’il n’y a pas dans Le Roi Lear de mouvement tragique vouant chaque chose à l’échec. La guerre a pris une ampleur telle que plus personne n’a de prise sur elle. Le monde du Roi Lear est chaotique et la tragédie y atteint une échelle dépassant l’humain. La Tempête est la version comique et joyeuse de la même situation : dans La Tempête aussi le monde nous dépasse de loin. Certains drames se jouent à la périphérie mais ils sont sans importance et finissent par s’évanouir. À échelle humaine, tout semble dérisoire ; ce point de vue fait le pendant comique à ce qui, dans Le Roi Lear, relevait de la tragédie. Nos vies sont si insignifiantes… Qu’y a-t-il de si tragique à leur sujet ? Selon ce point de vue, les événements ne sont tragiques que pour ceux qui les vivent, pour quelqu’un qui vient de perdre sa fille par exemple. Je crois que la situation de Leo est sans importante, sans impact sur le monde : il n’est pas le tyran à la tête d’un pays, il n’a pas beaucoup de pouvoir et l’on peut dire que, d’une certaine façon, mon roman est une comédie, au sens où La Tempête est une comédie. On peut rire de ce qui arrive à Leo parce que cela reste à une échelle très petite. Mais pour lui et sa femme, tout cela est plutôt tragique…

Parutions.com : Vous citez Dante. Qu’est-ce qui dans son œuvre a pu marquer votre roman ?

Rivka Galchen : Ce qui m’intéresse chez lui, c’est son analyse de la mort. Dans la La Divine Comédie, Dante a circoncis les raisons de sa présence ici-bas et de ce qui s’y passe ; il a même parfois de la sympathie envers des personnes qui devraient pourtant ne pas susciter ce sentiment chez lui. Il ne comprend pas vraiment sa vie ni le but de celle-ci mais, dans l’ensemble, il comprend que c’est justement parce qu’il vit. Au contraire, tous les fantômes qu’il croise semblent savoir pourquoi ils sont là et peuvent décrire succinctement leur état. C’est cela qui m’intéresse, le fait qu’être en vie nous éloigne de la compréhension des choses et que, une fois de l’autre côté, tout s’éclaire. Dans le roman, certains personnages sont morts et d’autres pas. C’est cela que j’ai emprunté à Dante, ces deux sons et leur côtoiement : le son de la vie et celui de la mort.

Parutions.com : Pouvez-vous nous expliquer votre trajectoire professionnelle ? Vous avez étudié l’Anglais à l’université, puis vous avez obtenu un diplôme en médecine psychiatrique, et vous voici à présent de retour à l’université comme enseignante en Anglais.

Rivka Galchen : Sans doute parce que je ne suis pas assez rebelle. Ma mère voulait que je devienne médecin et comme je ne voulais pas la décevoir, j’ai fait médecine. J’imagine que je voulais juste rester un enfant sage… Et aussi je n’ai pas vraiment cru en cette idée romantique que, dans la vie, il faut faire ce que l’on aime, avoir une passion. Je n’ai jamais aimé ces idées et je me suis donc dit qu’il fallait que je fasse médecine, que c’était la chose à faire. C’est donc ce que j’ai fait, mais j’ai très vite ressenti à nouveau le besoin d’écrire. J’ai des amis qui dorment peu ou qui ont juste plus d’énergie que moi. Je me souviens d’un ami, en fac de médecine, qui adorait ses études, qui a terminé son premier roman, en a écrit un second, les a tous les deux publiés, tout en continuant médecine ! C’est tout simplement impossible pour moi ! Cela m’a donc pris plus de temps pour seulement envisager de devenir écrivain.

Parutions.com : Comment avez-vous réalisé ça ?

Rivka Galchen : Je n’en avais pas vraiment conscience mais j’étais tout le temps de mauvaise humeur. Et puis j’ai réalisé que je n’avais pas été ainsi depuis toujours. J’ai débuté l’écriture alors que j’étais en médecine et j’étais toujours bien lunée quand j’écrivais. Or rien ne sert de devenir docteur si ce n’est pas pour être un bon docteur, disponible pour des personnes vulnérables, qui ont besoin de vous. Ces gens-là n’ont vraiment pas besoin d’un médecin grincheux. Quand je côtoyais de mauvais docteurs, je me disais qu’il fallait absolument que je devienne médecin, un bon médecin. Au contraire, quand j’en croisais de formidables, toutes mes velléités fondaient aussitôt !

Parutions.com : Avez-vous des projets d’écriture ?

Rivka Galchen : Oui, je suis en train de travailler sur un nouveau livre. Ce n’est pas un secret mais j’ai juste du mal à parler des choses avant qu’elles ne soient terminées, tout simplement parce que, avant le point final, tout change trop souvent.


Entretien mené en Anglais par Lisa Jones le 10 juillet 2009 (Traduction de Thomas Roman)
( Mis en ligne le 05/10/2009 )
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