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Cynique et délicieux avec Fritz Lang, Edward G. Robinson, Joan Bennett, Dan Duryea Films sans frontières 2006 / 15 € - 98.25 ffr. Durée film 105 mn. Classification : Tous publics | Sortie Cinéma, Pays : Etats-Unis, 1945
Titre original : The Scarlet Street
Version : DVD 9, Zone 2
Format vidéo : PAL, format 1.33
Format image : Noir & Blanc, 4/3
Format audio : Anglais, mono
Sous-titres : Français
L'auteur du compte rendu : Professeur de Lettres Classiques dans les Alpes-Maritimes, Sylvain Roux est l'auteur, chez LHarmattan, de La Quête de laltérité dans luvre cinématographique dIngmar Bergman Le cinéma entre immanence et transcendance (2001). Imprimer
Réalisateur allemand dorigine autrichienne, naturalisé américain en 1935, Fritz Lang (1890-1976) figure parmi les plus grands créateurs du septième art grâce à ses uvres des années 20, marquées par le mouvement expressionniste : la série des Docteur Mabuse (1922/1933), Les Nibelungen (1924), Métropolis (1926), M le Maudit (1931). Ces chefs-duvre ne sauraient être contestés, mais leur magnifique éclat a longtemps rejeté dans lombre des films à la fois plus discrets, non moins ambitieux et plus personnels. Parmi ces derniers, on trouve de nombreuses créations appartenant à la période américaine du cinéaste. Ainsi, La Rue rouge (The Scarlet Street, 1945) constitue une uvre stylisée dont lobscure beauté déploie les thématiques langiennes les plus obsessionnelles.
Christopher Cross (Edward G. Robinson) est un caissier consciencieux dans une banque de New-York. Epoux désabusé dune mégère domestique, sa seule passion est la peinture à laquelle il consacre tout son temps libre. Un soir, il rencontre Kitty (Joan Bennett) qu'il croit sauver d'une agression alors qu'elle ne fait que se quereller avec son amant Johnny (Dan Duryea). Il en tombe amoureux. Kitty lui fait croire quelle laime en retour pour lui soutirer de largent, et vend même ses toiles sous son propre nom. Mais Christopher découvre que Kitty a un amant, et lamour laisse place à la colère et au désespoir
Dans la filmographie américaine de Lang, ce long métrage se présente comme la version tragique du film précédent, La Femme au portrait (1944) remarquablement analysé par Michel Mesnil dans Fritz Lang - Le Jugement (Editions Michalon) , tournée avec les trois mêmes interprètes et centrée autour du thème du démon de midi. uvre noire qui nous plonge dans un long cauchemar sans réveil salvateur, La Rue rouge réussit à rejoindre les créations langiennes les plus profondes en rusant avec le code Hays.
Paradoxalement, The Scarlet Street révèle son audacieuse originalité dans sa confrontation avec le film de Jean Renoir, La Chienne (1931), dont il est un remake fortement personnalisé, en réalité une uvre totalement nouvelle. Cette saisissante nouveauté repose sur latmosphère tragique de Greenwich Village et sur les deux personnages principaux. Comme la écrit Lotte H. Eisner dans son éblouissante biographie du réalisateur : «A la différence du film de Renoir, le ton est ici constamment tragique, la composition dominée par le clair-obscur» (Fritz Lang, Petite bibliothèque des Cahiers du Cinéma, p.319). Le drame se nourrit de la complexité des protagonistes, en particulier de celle du caissier dont la déchéance est implacable.
La Kitty de Lang est, comme lindique son surnom Lazy Legs, une prostituée trop paresseuse pour exercer son métier, et cest pourquoi son amant la bat. Elle a Johnny dans la peau, elle est son esclave et lentretient bien volontiers. En même temps, il lui reste des ambitions : elle est flattée que Chris la considère comme une actrice et que les critiques dart puissent la prendre pour un génie de la peinture. Mais cest surtout le personnage joué par lextraordinaire Edward G. Robinson qui souligne la réappropriation du scénario par Lang. Michel Simon campait un personnage primitif mais assez rusé pour se défendre et dont la peinture restait un simple hobby dominical. Moins naïf que son double langien, il avait une liaison réelle avec la prostituée, et sa clochardisation sapparentait davantage à une libération anarchiste du milieu bourgeois quà une tragique déchéance. En revanche, Robinson incarne Chris Cross, autrement dit un être ballotté de-ci de-là par la vie. Homme doux, serviable et aimé de ses collègues, Chris est un être touchant par sa fragilité : son insupportable solitude est à lorigine de son chemin de croix. En dépit de ses humiliations (la présence, dans le salon, dune photographie grandeur nature du premier mari de sa femme auquel il est sans cesse défavorablement comparé, nest pas la moindre), il reste un être bon capable de pardonner à Kitty qui a trahi sa confiance.
Et si Lang se plaisait à rappeler que son film était le premier, aux Etats-Unis, dans lequel un innocent était exécuté, et surtout que pas une des critiques contemporaines ne mentionna le fait, cest que son personnage, malgré ses turpitudes, reste profondément humain. De plus, même sil échappe à la justice des institutions, il névite pas la descente aux enfers : «Personne néchappe au châtiment», déclare un voyageur. Mais cest moins la mauvaise conscience qui tourmente Chris que le souvenir de Kitty. Le désamour le transforme en bourreau de soi-même.
La noirceur intense de ce film est accentuée par certains retournements qui manifestent linexorable ironie du destin. Ainsi, le couple descrocs formé par Kitty et Johnny apparaît dabord comme machiavélique. Mais la vengeance de Cross, qui tue la jeune fille et laisse condamner lhomme à sa place, finit par en faire un couple de victimes. Loin de faire triompher la morale puritaine selon laquelle «le crime ne paie pas», ce renversement de la situation ressortit dune mécanique cynique et impitoyable, étrangère à toute forme de rédemption.
Dans cette uvre qui montre comment un grand cinéaste pouvait ruser subversivement avec les règles hollywoodiennes et imposer sa vision personnelle, Lang parle aussi de lui-même. Le thème de lart est explicitement développé. Cross est un caissier dont la véritable vocation était la peinture. Il doit se contenter de la pratiquer pendant son temps libre tout en affrontant lincompréhension générale. Après la mort des imposteurs, Chris nest plus quun marginal dont les tableaux lui échappent et qui sont attribués à un autre. On peut voir dans cette situation une métaphore des rapports conflictuels du réalisateur avec Hollywood, de lopposition entre le désir créatif et les contraintes de la production. Le calvaire du héros représente alors la marginalité de tout auteur authentique. Lang a lâge de Cross en 1945, et il fut peintre : son personnage est assurément l«un de ses doubles secrets» (Noël Simsolo, Fritz Lang).
La Rue rouge na certainement pas les qualités éclatantes des créations les plus connues de Fritz Lang. Mais uvre à la fois indépendante et très personnelle, le film permet de pénétrer au cur de lunivers langien et dexplorer ses thématiques les plus fortes : le mal, lhumiliation, la justice et la solitude du génie. Lédition du film en DVD (Films Sans Frontière, collection Hommage), accompagnée dun livret critique fort intéressant, rend ainsi possible une redécouverte qui ne manquera pas de réjouir tous les cinéphiles.
Sylvain Roux ( Mis en ligne le 11/01/2007 ) Imprimer
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