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Qui témoigne pour le témoin ? | | | Yannick Haenel Jan Karski Gallimard - Folio 2011 / 5.70 € - 37.34 ffr. / 193 pages ISBN : 978-2-07-044026-9 FORMAT : 11cm x 18cm
Première publication en septembre 2009 (Gallimard - L'Infini)
L'auteur du compte rendu: Ancien élève de lÉcole Normale Supérieure Lettres et Sciences Humaines de Lyon, agrégé de Lettres Modernes, Fabien Gris est actuellement moniteur à lUniversité de Saint Etienne. Il prépare une thèse, sous la direction de Jean-Bernard Vray, sur limaginaire cinématographique dans le roman français contemporain. Imprimer
Il sappelle Jan Karski. Enrôlé dans larmée polonaise en 1939, fervent patriote, il se retrouve confronté brutalement à la déroute militaire et à linvasion de son pays. Prisonnier des Soviétiques, puis des Allemands, il infiltre rapidement la Résistance et devient lun des messagers principaux du gouvernement polonais en exil. Capturé par les nazis, torturé, il arrive à sévader et à leur échapper miraculeusement. Témoin de la situation du ghetto de Varsovie, par lentremise de deux résistants juifs, il a même loccasion de pénétrer pendant quelques heures dans un camp dextermination, en se faisant passer pour un soldat ukrainien. Marqué à vie, investi par son rôle de messager, il témoignera de lhorreur, la racontera, en Angleterre puis aux États-Unis, afin que les Alliés réagissent et fassent cesser linnommable. En vain.
Jan Karski a existé. Cet homme ordinaire, auquel lHistoire, le hasard et la chance ont donné un destin extraordinaire, devient le témoin tragique de lextermination des Juifs. Tragique car, sil porte inlassablement la parole des habitants du ghetto et des prisonniers des camps, sil en parle à Roosevelt en personne, sil en fait un livre dès 1944, il nest pas entendu. Six millions de Juifs périront et, en 1945, les dirigeants de lOccident «victorieux», tout auréolés de «gloire», joueront les surpris, assureront quils «ne savaient pas». Jan Karski nexprimera jamais explicitement sa colère face au silence et à linaction de ceux quil avait prévenus, même lors de son témoignage dans le film Shoah de Claude Lanzmann.
«Qui témoigne pour le témoin ?» : cette phrase de Celan, placée en exergue, annonce implicitement le projet de Yannick Haenel. Témoigner pour Jan Karski, venir à sa suite pour redire ce quil a dit, réveiller une mémoire qui risque toujours de sassoupir. Mais témoigner aussi, par le biais de la fiction, de ce que Karski a pu, a dû, penser, face à ce silence criminel que les dirigeants occidentaux lui ont opposé. Parler à sa place, le temps dun livre, pour donner à Karski la possibilité de manifester sa colère, de crier sa honte et son désespoir.
La grandeur de louvrage de Haenel tient dabord à son dispositif. Trois parties se succèdent : dabord une «retranscription» de lentretien avec Karski, tiré de Shoah ; ensuite, un résumé détaillé du livre que Karski publie dès 1944, Histoire dun État secret ; enfin, un long monologue fictionnel où le protagoniste exprime son abattement, sa rage et sa colère mêlés. On part donc du document et dun point de vue externe, pour aboutir à une fiction à la première personne : Karski, dabord observé à travers les images de Shoah, puis «lu», peut enfin prendre la parole et sadresser directement à nous, en livrant son for intérieur.
Une telle construction rend possible le recours final à limagination créatrice, car elle le fait précéder par ces deux premiers temps, documentaires et terriblement factuels. Haenel témoigne ainsi de deux façons : en premier lieu par le biais de lintertextualité explicite (donnant dailleurs à cette notion un rôle inédit aux implications esthétiques et éthiques passionnantes) la novellisation du film, le résumé du livre puis, en second lieu, par la construction imaginaire de la voix de Karski. Le texte prend une intensité croissante dans la description de lhorreur génocidaire, à laquelle la dernière partie apporte concomitamment son acmé et sa catharsis (en dénonçant la tartuferie de lOccident et des Soviétiques, et surtout en exprimant enfin une colère «salutaire»). Cela est dautant plus remarquable que Haenel nous avait précédemment habitués à des textes agaçants de narcissisme, dans lesquels lécriture se contemplait vainement, satisfaite de sa propre virtuosité gratuite (notamment Évoluer parmi les avalanches en 2003).
Avec ce sujet grave et terrible, avec ce «personnage» incroyable à la destinée fascinante, Haenel invente une forme dune intelligence rare, et accède à une sobriété bouleversante. Délaissant son ancienne posture de poète néo-sollerso-surréaliste, il devient humble créateur et, surtout, témoin.
Fabien Gris ( Mis en ligne le 02/02/2011 ) Imprimer
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