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L'histoire face à l'obsession du présentisme | | | François Hartog Régimes d'historicité - Présentisme et expériences du temps Seuil - Points histoire 2015 / 9.50 € - 62.23 ffr. / 321 pages ISBN : 978-2-7578-5158-6 FORMAT : 11,0 cm × 17,8 cm
Première publication en septembre 2003 (Seuil - La Librairie du XXème siècle) Imprimer
François Hartog étudie dans ce livre les différents régimes dhistoricité qui se sont succédé de lAntiquité à nos jours. Dans une société donnée, un régime dhistoricité est la manière darticuler le passé, le présent et lavenir. A lépoque moderne, vers la fin du XVIIIe siècle, le passé, selon Reinhart Koselleck, commença à être considéré comme un «champ dexpérience» qui, au lieu de répéter ce qui était déjà connu, ouvrait sur la nouveauté et lincertain : le futur avait un avenir et créait par là même un «horizon dattente». Mais avant den arriver là, il y eut bien des étapes que le livre de François Hartog invite à parcourir un peu comme un odyssée.
Dans un premier chapitre, l'auteur propose un détour par létude des sociétés polynésiennes, suivant en cela linspiration de lanthropologue Marshall Sahlins. A létat premier, une communauté ou une société a besoin de fonder son sentiment dunité sur un passé qui informe totalement le présent : les dieux ou les héros qui ont fondé la société (ou la cité) sont toujours présents pour défendre, sanctionner ou infléchir les actions du présent. Il ny a pas de distinction entre le présent et le passé, pas plus quil nexiste une distinction claire entre laction de la société sur elle-même et lintervention des dieux et des héros. Seule la conscience prise dune distance entre le présent et un passé révolu permet de sortir de ce premier régime dhistoricité. Cest ce qui se passe pour Ulysse (chapitre 2) quand il écoute le récit dévénements dont il a été le témoin et lacteur : par le temps qui sest écoulé, il prend conscience de la «passéité du passé», conscience douloureuse dailleurs, occasion des larmes du souvenir. La vision chrétienne, telle que lenseigne saint Augustin, accentue encore plus le sentiment de lexil qui habite dorénavant lhomme occidental : pèlerin du temps, ne faisant ici-bas quun passage éphémère, tendu vers un salut dans lau-delà, le chrétien ordonne sa vision du temps entre un passé, un présent et un futur qui sont irrémédiablement distincts.
Dans son troisième chapitre, François Hartog étudie le cas de Chateaubriand, illustration du régime moderne dhistoricité. Chateaubriand a vécu leffondrement du monde dans lequel il était né. Il a vu surgir des temps nouveaux. Il se situe sur une «brèche» du temps, entre deux rives, où il peut encore se souvenir dun passé révolu, mais qui ne sert plus de guide au présent, et sinterroger sur les révolutions présentes qui rendent lavenir imprévisible. Le passé néclaire plus le présent comme le faisait lhistoria magistra vitae. Le temps du présent, sans cesse révolutionné et accéléré, va plus vite que la capacité dentendement des contemporains. Cest la génération suivante, celle des historiens de la période de la Restauration et de la Monarchie de Juillet, qui reconstruit un nouvel ordre du temps : le passé contient un destin (par exemple lavènement de la liberté, celui de légalité des conditions, ou bien lavènement du Prolétariat) que le présent fait entrevoir et que lavenir accomplira. Étudier le passé devient un moyen de dessiner un futur et par là même de fixer un but aux actions et aux décisions du présent. Le régime moderne dhistoricité se définit par son caractère futuriste.
Dans la deuxième partie de son livre, François Hartog étudie la crise du régime moderne dhistoricité et lentrée dans un nouveau régime, celui quil baptise du terme de «présentisme». Dorénavant, le passé nest plus considéré comme lannonciation du Progrès. Les choses du passé tels que les souvenirs dévénements mémorables, les monuments et les personnages illustres sont à conserver, à préserver et à transmettre pour leur valeur intrinsèque en tant que traces du passé mais non pas en raison du message quelles seraient supposées délivrer. Le basculement de la conception futuriste vers la conception présentiste du passé se vérifie par lexemple de lurbanisme à Paris. Jusque dans les années 1970, lurbanisme était dominé par une vision moderniste et futuriste ; faire advenir dans le présent la ville telle que lon se la représentait dans le futur. Après 1980, on tend à vouloir conserver le passé, quitte à lui trouver un réemploi. A quelques années près, les pavillons Baltard nauraient pas été détruits pour permettre la construction du Forum des Halles : ils auraient été considérés comme un élément du patrimoine national. A quelques années près, en sens inverse, la Gare dOrsay na pas été détruite et sert de musée-mémorial pour la période du passé qui la vu naître.
F. Hartog analyse les Lieux de mémoire dirigés par Pierre Nora comme le symbole et le vecteur du présentisme. Les Lieux ont permis de dresser linventaire critique de la mémoire nationale. Ils ont analysés tous les événements, personnages, monuments et institutions venus du passé et encore présents dans la mémoire. La mémoire a servi de critère de sélection à lhistorien. Celui-ci nest plus un «pontife», construisant un pont entre le passé et lavenir, mais un simple auditeur de la présence du passé. La lumière projetée depuis le passé vers notre futur est de plus en plus faible, considérée comme trompeuse ou vaine. Cest de notre présent, via la mémoire, que nous choisissons les choses du passé qui sont dignes dêtre remémorées dans notre présent. A la limite, le passé tout entier nest plus conçu que comme un patrimoine. Le passé nest plus un objet danalyse offrant au contemporain une connaissance sur son futur mais une ressource émotionnelle inépuisable.
Cet ouvrage est écrit dans un style clair et élégant, parfois à la limite de la préciosité. Il présente une construction un peu elliptique ayant privilégié lanalyse de quelques moments à une vision densemble qui aurait pu être plus didactique. En tout état de cause, cest un livre dune grande profondeur qui fournit une pièce de première importance au dossier de la crise actuelle des études historiques.
Nicolas Roussellier ( Mis en ligne le 14/07/2015 ) Imprimer
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