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L’histoire entre les lignes : la France et la ligne de démarcation | | | Eric Alary La Ligne de démarcation - 1940-1944 Perrin - Tempus 2010 / 11 € - 72.05 ffr. / 556 pages ISBN : 978-2-262-03236-4 FORMAT : 11cm x 18cm
Première publication en février 2003 (Perrin)
L'auteur du compte rendu : Gilles Ferragu est maître de conférences à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris.
Eric Alary est collaborateur à Parutions.com. Imprimer
On dit parfois que lhistoire peut se lire entre les lignes
Assurément, lhistoire et notamment lhistoire de France semble souvent sinscrire sur des lignes : ligne Maggiolo, ligne bleue des Vosges, ligne Maginot, le «ruban noir» (E. Jünger) du front de 1914 à 1918
autant de moments importants - véritables «lieux de mémoire», pour reprendre le concept développé par Pierre Nora - dune mémoire nationale déclinée sous forme géométrique. Parmi ces lignes, une seule aura eu le douteux privilège dincarner de 1940 à 1943 la négation de lunité du pays et la violation du droit de la guerre : la ligne de démarcation.
Le sujet navait pourtant guère attiré les historiens, tant la mémoire nationale peut parfois oblitérer les souvenirs scabreux (à linverse du cinéma et de la littérature, qui en ont fait un thème de prédilection), et il faut saluer dans cet ouvrage une contribution pionnière à lhistoire de la Seconde Guerre mondiale et de la France de Vichy. A partir dun vaste dépouillement darchives en France et en Allemagne, mais également par le biais de témoignages et de nombreuses lectures, Eric Alary, historien et professeur de classes préparatoires, a revisité à grands frais ce trait de 1200 km qui partagea pendant un temps la France en une zone occupée et une zone dite «libre». Le résultat est une réussite incontestable.
Demblée, E. Alary montre les enjeux historiques et culturels dune ligne que le pangermanisme avait envisagé dans le dessein de vassaliser lennemi héréditaire, ce quun officier allemand traduit brutalement : il sagit de «mettre un mors à la France». Mais plus que les racines culturelles, et labsence de légitimité juridique de ce mur qui rendit la France murmurante, ce sont les nouvelles conditions dexistence quil implique, pour lÉtat comme pour les populations, qui font lintérêt de ce travail. En particulier, il met en lumière les difficultés des Allemands du MBF (le commandement militaire allemand en France) à gérer et contrôler efficacement une frontière qui nest finalement pas la priorité du führer, tandis quinversement, Otto Abetz, lambassadeur du Reich réputé (faussement) francophile, y perçoit le moyen dune sorte de chantage envers Vichy. Ainsi, la ligne de démarcation, en tant quobjet historique original, permet une étude «multi-angles» de loccupation, depuis la vie quotidienne jusquaux calculs diplomatiques des relations franco-allemandes. De fait, les bouleversements sont nombreux, au point de justifier la publication dun guide pratique des relations inter-zones (1941) : la frontière pose des problèmes administratifs et économiques évidents (poste, chemins de fer, transferts monétaires divers
). Il faut attendre les protocoles de Paris, de mai 1941, pour voir un assouplissement des obstacles au trafic de marchandises, mais au prix dune collaboration plus étroite et sans issue. Comme le remarquent certains témoins, la ligne, qui marquait originellement une zone de stationnement des armées allemandes, sest muée en une frontière.
Dans une deuxième partie, lauteur montre le fonctionnement «clandestin» de la ligne de démarcation, qui induit dans les populations frontalières une culture bien particulière, de la transgression et du trafic «honorable». Se livrant à une analyse micro-historique qui népargne pas les consciences, E. Alary examine au long de la ligne les rapports divers, et à tous les niveaux (on voit ainsi lÉtat français soccuper, à Chambley dans le Jura, de passage clandestin pour les prisonniers évadés), qui se tissent entre la population frontalière, les passeurs, (les «roturiers de la résistance» - p.114) et les passagers : résistants, juifs... A ce dernier titre, la ligne constitue un véritable «observatoire» de la persécution des juifs opérée simultanément par loccupant et loccupé.
La fin de la ligne de démarcation illustre à elle seule les ambiguïtés de la politique de collaboration : lopération Anton-Attila, réponse allemande à lopération Torch, marque la fin de la zone «libre»
mais non de la ligne de démarcation, «assouplie» seulement. Il faut attendre mars 1943 pour voir disparaître la ligne disparition soulignant symboliquement la collaboration comme la ligne soulignait la singularité de loccupation de la France. Au total, une ligne qui aura imprimé dans les consciences françaises la marque de la défaite
mais qui, paradoxalement, aura aussi gêné loccupation allemande en immobilisant des hommes et les moyens administratifs du MBF.
Louvrage est dune excellente qualité : il évoque dune manière originale la période de loccupation, le temps dune France divisée géographiquement et politiquement, mais aussi moralement. Fruit dun travail de thèse rigoureux et mûrement réfléchi, cet ouvrage retiendra lattention des amateurs de la période et des historiens curieux dune approche novatrice de la question.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 06/04/2010 ) Imprimer
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