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Poches -> Histoire |
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Sens et indécence du progrès | | | Pierre-André Taguieff Le Sens du progrès - Une approche historique et philosophique Flammarion - Champs 2006 / 9.50 € - 62.23 ffr. / 442 pages ISBN : 2-08-080167-8 FORMAT : 11,0cm x 18,0cm
Première publication en avril 2004 (Flammarion). Imprimer
Avec cette somme de plus de 400 pages dont le quart est occupé par une bibliographie qui fera référence lidée de Progrès a trouvé son historien en Pierre-André Taguieff. Le chercheur nuance la définition dun concept, qui, de Francis Bacon à Francis Fukuyama en passant par Oswald Spengler, a évolué, sest emballée, a séduit, pour finir par être sévèrement remise en question durant le terrible XXe siècle
Lhistoire des idées est sans doute lune des disciplines les plus pssionnantes des sciences humaines. Menée avec rigueur et honnêteté, elle éclaire notre présent en nous permettant de comprendre comment les concepts naissent, imprègnent peu à peu les masses et les esprits, conditionnent lhistoire et le quotidien des peuples
En étudiant celle de Progrès, Pierre-André Taguieff sest sans doute attaqué à lune des idées les plus polémiques de notre temps. Car notre époque est encore profondément marquée par les illusions héritées du discours des Lumières et la tournure délétère quelles ont prises en se conjuguant à un technicisme frénétique et à la logique implacable de léconomie de marché.
Taguieff nhésite pas à qualifier le progressisme de «proto-religion séculière de la Modernité» : dans un monde débarrassé de Dieu, déclaré mort ou inopérant, la croyance téléologique en un futur radieux sest naturellement transférée vers une idole autrement plus creuse pour assurer le salut collectif
Lidée de progrès nest cependant pas lapanage dune idéologie particulière : elle a irrigué tous les courants politiques modernes, des totalitarismes à la démocratie libérale. Même les anti-progressistes radicaux ont dû la prendre en compte et se sont finalement avérés être des «progressistes pessimistes»
Reposant sur la perverse logique de désir et daspiration au bonheur qui est au cur de chaque individu, elle a été convoquée pour justifier les pires dérives de certaines pensées. Ainsi Taguieff rappelle opportunément le glissement quasi nécessaire du darwinisme à leugénisme, opéré dans le souci de la réalisation utopique dune société parfaite, heureuse parce que pure (on sétonne à ce propos de ne pas voir les excellents travaux dAndré Pichot figurer dans limposante bibliographie; un oubli, sans doute
).
Les pages les plus frappantes de lessai sont peut-être celles où Taguieff souligne toute limportance du «moment baconien», véritablement fondateur dune vision dun homme nouveau sappuyant sur la science pour conquérir le monde et définitivement simposer à la Nature. À lire certains passages de la Nouvelle Atlantide, on a limpression davoir sous les yeux la notice publicitaire dune nouvelle pilule anti-vieillissement
Et pourtant louvrage du philosophe anglais date de 1627 ! Cest cette conception faustienne du progrès humain, qui suscitera sans doute à notre époque le plus de critiques, au vu du nombre de victimes quon lui imputera. Le vieux fantôme de lomniscience et de la toute-puissance technique planera en effet sur plus dun désastre écologique et derrière un énorme champignon qui germa brutalement, un matin daoût 1945, à Hiroshima et Nagasaki
Georges Bernanos et Jacques Ellul seront les représentants les plus avisés de ces esprits sceptiques qui oseront critiquer limbécillité du Bourgeois, ce serf de lidéologie du bonheur, qui pense pouvoir la réaliser en robotisant lavenir
Taguieff se veut quant à lui plus posé dans son approche du problème : il constate lémergence dun ultime avatar du progressisme dans ce quil appelle le «bougisme» généralisé, tendance à croire aveuglément dans la nécessité davancer, de changer, sans trop se soucier du but poursuivi. Il se réclame dun «conservatisme critique» et plaide pour une défense des progrès et la sauvegarde de ce qui mérite dêtre préservé selon certains «critères dévaluation». Lesquels ? Il se garde de le dire.
Sa lecture de lépoque contemporaine est faussée, quand il semble attribuer «lutopie terroriste de lHomme Nouveau» aux seuls mouvements totalitaires, et plus encore quand il parle à limparfait de lidéal de «surhumanité». Comme si lidéologie de la «démocratie de marché», elle, ne prétendait pas, aujourdhui plus que jamais, imposer lidée dun individu rénové, hygiénique, performant, sain, qui naurait rien à
envier aux acteurs musculeux et conquérant du «Triomphe de la Volonté» de Frau Riefenstahl
Taguieff conclut et déçoit, dans les dix dernières pages de sa démonstration. Citant (pour apparemment le cautionner) Lermontov, qui en 1841, affirmait : «On a trop nourri les gens de douceurs, tant et si bien quils ont lestomac gâté. Ils ont besoin maintenant de remèdes amers, de vérités cruelles.», Taguieff sadoucit à son tour et propose de se laisser guider par la volonté de bonheur que, finalement, il consent partager avec tous ses frères humains
Un message plein de bons sentiments et sans doute sincère, mais qui pèche par faiblesse face à lagressivité du monde moderne. Reste que tout ce que Taguieff nous a appris dans son magistral ouvrage peut quand même servir à baliser le terrain. Avant de le miner pour de bon.
Frédéric Saenen ( Mis en ligne le 08/11/2006 ) Imprimer | | |
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