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Naissance du marché de l’art | | | Anne Martin-Fugier La Vie d'artiste au XIXe siècle Hachette - Pluriel 2008 / 10.50 € - 68.78 ffr. ISBN : 978-2-01-279397-2 FORMAT : 11,0cm x 18,0cm
Première publication en février 2007 (Audibert).
Lauteur du compte rendu : agrégée dhistoire et docteur en histoire médiévale (thèse sur La tradition manuscrite de la lettre du Prêtre Jean, XIIe-XVIe siècle), Marie-Paule Caire-Jabinet est professeur de Première Supérieure au lycée Lakanal de Sceaux. Elle a notamment publié LHistoire en France du Moyen Age à nos jours. Introduction à lhistoriographie (Flammarion, 2002). Imprimer
Docteur en histoire, Anne Martin-Fugier sest spécialisée dans lécriture dune histoire littéraire du XIXe siècle. Après La Place des bonnes, La Vie élégante ou la formation du Tout Paris 1815-1848, Les Romantiques, Figures de lartiste 1820-1848, elle livrait l'an dernier La Vie dartiste au XIXe siècle, sorti aujourd'hui au format "poche". Son ouvrage a les qualités et les défauts des précédents : écrit avec élégance, il est dune lecture agréable ; le lecteur avide danecdotes ne sera pas déçu : puisant aux mémoires des contemporains (le plus souvent dans des rééditions) et aux différentes études qui ont été consacrées aux artistes les plus célèbres, Anne Martin-Fugier dresse un tableau coloré et bien documenté des difficultés, dans la plupart des cas, de vivre de son art au XIXe siècle. Le bel autoportrait de Carolus-Duran choisi en couverture invite le lecteur à aborder avec sérieux le sujet. Des notes en bas de page indiquent les références. Sil y a un index, en revanche, il ny a pas de bibliographie en fin de volume. Celle-ci se trouve tout entière dans les notes de bas de page, précieuses indications des lectures dAnne Martin-Fugier.
Le plan se construit sur des questions : «Vocation et formation», «Au travail dans latelier et sur le motif», «Exposer et vendre jusquen 1870», «Exposer et vendre sous la IIIe République», «Lartiste dans la société», «Amateurs et collectionneurs». Cependant, au-delà de ces impressions positives, le lecteur exigeant ne peut quêtre déçu. En effet, le monde des artistes et de leurs acheteurs, collectionneurs, galeristes au XIXe siècle, a fait lobjet de nombreuses études, et de livres et enquêtes «grand public» depuis quelques années. Pierre Assouline excelle dans ce genre, et ses ouvrages sur le marchand dart Durand-Ruel, ou encore le grand collectionneur Camondo répondent pleinement aux attentes quil se propose de remplir.
Cependant ici, pour un livre qui se veut dhistoire sociale («Mon propos est de faire une histoire sociale du monde de lart au XIXe siècle, avec ses différents acteurs, les artistes vivants et leurs interlocuteurs, marchands, collectionneurs, critiques (
) La vie dartiste comporte deux volets : la réalité concrète et sa représentation»), lhistoire sociale est singulièrement absente ! En fait, Anne Martin-Fugier raconte dune plume alerte la vie quotidienne des Courbet, Cézanne, Manet, etc. Nous la suivons dans les ateliers, relisons avec elle les nombreuses biographies des peintres et artistes de la période, les mémoires du modèle Dubosc, lun des personnages du Radeau de la Méduse de Géricault. Tout le petit monde des ateliers, et entre autres les modèles masculins, mais aussi féminins, ceux dont Zola disait : «On les dessine toute la journée et on les câline la nuit encore que le terme soit un peu faible». Lévolution du siècle est retracée à grandes brides : des ateliers privés à la naissance des ateliers publics, la réforme de lenseignement des beaux arts, lorganisation progressive dun marché de lart, le rôle fondamental des galeries, animées par des marchands intelligents et amateurs eux-mêmes, qui défendent leurs écoles et leurs peintres préférés.
Anne Martin-Fugier décrit aussi le relais indispensable des collectionneurs français ou étrangers ; quelques «figures de collectionneurs» sont présentées : le duc dOrléans et la princesse Mathilde ; Henri Rouart, Etienne Moreau-Nelaton, Victor Choquet et le comte Doria, Caillebotte ; de nouveaux venus : les Américains avec Louisine Havemeyer et le docteur Barnes, les Russes Serguei Chtchoukine et Ivan Morosov ; liste non exhaustive
Ainsi se forme un goût du contemporain qui simpose progressivement à lEtat et au public. Ces collectionneurs et amateurs éclairés peuvent prétendre exercer une influence auprès des peintres quils soutiennent et à qui ils commandent des uvres, portraits, décorations de leurs intérieurs, etc. La construction dun marché de lart, national mais aussi international, modifie la position sociale de lartiste lorsque celui-ci est coté ; la spéculation organisée au XIXe siècle devient une donnée neuve (même si en tant que telle, la spéculation sur les oeuvres dart apparaît dans la seconde moitié du XVIIIe siècle), et les ventes aux enchères en sont des signes, amplement relayés par la presse.
Les prix atteints en vente remplacent désormais le prestige quoffraient au début du siècle les récompenses officielles (prix de Rome, entrée à lAcadémie, exposition dans les salons officiels, commandes de lEtat). Les artistes sortent dun milieu étroit pour rencontrer le grand public, au risque de se galvauder
Crainte quexprime bien lanecdote rapportée par le grand marchand Vollard qui cite Edgar Degas refusant à un photographe lautorisation de reproduire une lithographie de Delacroix dont il possédait le seul exemplaire : «Vous verrez, Vollard, quon en arrivera à faire sortir les Raphaël et les Rembrandt des musées pour les promener dans les casernes, dans les foires, dans les prisons, sous prétexte que tout le monde a droit à la beauté». Propos prémonitoires en somme, mais également vaste débat ouvert sur la démocratisation du goût
Quoiquil en soit, désormais, la valeur dune uvre et le talent dun artiste sexpriment aussi en argent comptant. Artistes et bourgeois se rencontrent dans la réalité, malgré le cliché de lartiste marginal et pauvre, communément accepté dans une lecture romantique.
Récit plaisant qui fourmille danecdotes, de petites histoires, le livre dAnne Martin-Fugier doit satisfaire un grand public cultivé et amateur dart, mais il laisse le lecteur historien quelque peu sur sa faim. Celui-ci aurait aimé voir lauteur sappuyer sur des sources, affronter mieux la réalité économique, définir de façon plus précise les réseaux de sociabilité dans lesquels sinsèrent ces artistes. On aimerait surtout quAnne Martin-Fugier exerce davantage son esprit critique sur ses lectures, au lieu de les placer sur le même plan, que celles-ci soient anecdotiques ou de seconde main, ou au contraire fiables.
Marie-Paule Caire ( Mis en ligne le 18/06/2008 ) Imprimer
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