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Gabrielle. L’être d’une inconnue
avec Patrice Chéreau, Isabelle Huppert, Pascal Greggory, Claudia Coli
Arte Vidéo 2006 /  25  € - 163.75 ffr.
Durée DVD 158 mn.
Durée film 88 mn.
Classification : Tous publics

Sortie Cinéma, Pays : 2005, France
Sortie DVD : avril 2006
Récompenses : Lion d’Or au Festival de Venise : prix d’interprétation féminine pour Isabelle Huppert. César 2006 : meilleurs décors et meilleurs costumes.

Version : DVD 9 – Zone 2
Format vidéo : Pal, Format cinéma respecté scope 2.35
Format image : Couleurs, 16/9e compatible 4/3
Format audio : Français Dolby Digital 5.1
Sous-titres : Anglais, Public sourd et malentendant

Double DVD

DVD 1
Le film

DVD 2 : bonus

- Entretiens avec Isabelle Huppert, Pascal Greggory et Patrice Chéreau
- Scènes coupées présentées par Patrice Chéreau
- La musique de Fabio Vacchi, les séances d'enregistrement
- Galerie photos – Filmographies
- Bande-annonce
- Scénario de Patrice Chéreau et Anne-Louise Trividic (lien DVD-Rom)
- Un livret de 16 pages accompagne cette édition

L'auteur du compte rendu : Gérald Garutti est metteur en scène, dramaturge et universitaire. Normalien, agrégé de lettres modernes, diplômé de l’IEP de Paris et de l’University of Cambridge, il enseigne à l’Université Paris X-Nanterre. Croisant philosophie politique et arts du spectacle, sa thèse porte sur le processus révolutionnaire en Europe au XXe siècle. Récemment, il a mis en scène en anglais Roberto Zucco (Koltès/Crimp), Richard III (Shakespeare) et The Fall of the House of Usher (Poe/Berkoff). En 2006, il est le dramaturge d’Anne Kessler sur Griefs : Ibsen, Strindberg, Bergman (Comédie-Française), de Christian Schiaretti sur Coriolan (TNP-Villeurbanne) et d’Enzo Cormann sur L'Autre (Théâtre National de La Colline).
Avec sa compagnie C(h)aracteres, il monte actuellement Une comédie infernale : Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens d'après le Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens de Robert-Vincent Joule et
Jean-Léon Beauvois (PUG) au Vingtième Théâtre, et Le Banquet des Démons de Régis Debray.

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L’amour physique est sans issue, chantait Serge Gainsbourg. L’oubli du désir signe la mort du couple, montre ici Patrice Chéreau. Une femme quitte son mari qui l’avait oubliée comme femme. Elle prend un amant, puis, après un mot d’adieu, part pour toujours. Seulement, à peine tracée, sa ligne de fuite se brise et s’inverse : l’épouse revient au foyer originel et n’en repartira plus — plus jamais.

Comment vivre auprès de l’autre ? Comment survivre sans lui ? C’est cette intimité aussi essentielle qu’impossible qu’explore Chéreau au fil de ses films. Intimité plurielle comme nœud de familles intriquées voire incestueuses, recomposées et décomposées, dévorées de passion, de mort et de ressentiment — royale et sanglante dans La Reine Margot, provinciale et fossoyeuse dans Ceux qui m’aiment prendront le train, impérieuse et assassine dans les deux. Intimité duelle où se joue une fusion asymptotique, à corps perdus dans Intimacy et à cœur (ré)ouvert dans Son frère. Intimité conjugale paradoxale, prétendûment sublimée dans le grand train mondain et le train-train domestique après avoir déserté les coulisses de la vie privée — puisque dans Gabrielle, sur l’oreiller il ne se passe plus rien, ni ébats, ni confidences. Deux certitudes successives, d’une égale violence, sont énoncées par le mari, l’une à l’ouverture du film, en propriétaire satisfait, l’autre au final, en prétendant défait : «Nous n’avons pas d’intimité, mais nous n’en avons pas besoin.» «Il n’y a pas d’amour, n’est-ce pas ?» Morale de ce nouvel opus «intimiste», reflet inversé d’Intimacy : sans amour physique, il n’y a pas d’amour.

«Le Retour» (titre de la nouvelle de Conrad qu’adapte ici Chéreau), c’est de prime abord celui d’un maître de maison à son magnifique hôtel particulier. Grand bourgeois, Jean Hervey (excellent Pascal Greggory) nous raconte en voix off, chemin faisant, son bonheur d’homme supérieur, succès faciles et réussite éclatante. De son empire familier, ce collectionneur avide considère son épouse Gabrielle comme la pièce «la plus splendide». Il a la ferme conviction de tout savoir, d’avoir pouvoir sur tout, de tout posséder — elle compris. Arrivé chez lui, il trouve une lettre de rupture laconique, avec aveu d’adultère et départ sans appel. Foudroyé, le bloc de certitudes vole en éclats. Cet écroulement complet ouvrait chez Conrad sur une longue méditation torturée du mari abandonné. A l’écran, au contraire, l’arrogante logorrhée initiale est coupée nette par le silence tandis que l’anéantissement de l’homme blessé s’exprime par un spectacle saisissant, où se mêlent vacillement, liquéfaction, chute, brisure, explosion — du corps, des objets, du monde.

Survient alors le deuxième coup de théâtre : le retour de l’épouse disparue, qui, dame en noir, glisse telle une ombre voilée à travers la maison. En vraie revenante. C’est ce retour-là, et non la trahison — banalité de l’infidélité —, qui creuse l’énigme du récit. Pourquoi Gabrielle revient-elle ? Par impuissance à partir ? Pour une épreuve de vérité ? Par esprit de vengeance ? Par peur du grand amour qui l’attendait chez son amant ? «Si j’avais su que vous m’aimiez, je ne serais jamais revenue.» S’il pose bien l’équation à une inconnue (ou plusieurs ?) formulée par la nouvelle, le cinéaste en déplace les termes. A l’écrit, le point de vue viril régnait en souverain, face à une femme sans prénom, sans parole, sans présence, et, au fond, sans consistance. Sa fuite était toute sa faute, purement morale. Mais là où Conrad effaçait l’épouse, Chéreau impose la maîtresse. A tous égards, il radicalise et matérialise le personnage féminin. Sautant de l’évanescence à l’opacité, de la confusion à la dureté, de l’esquive au défi, Gabrielle y gagne un corps, un désir, une identité — et une passion consommée. Elle se charge d’une crudité mortifiée et d’une cruauté mélancolique. Cette incarnation paradoxale, conjuguant absence et obsession, est sublimement portée par Isabelle Huppert, dont le jeu d’une splendeur crépusculaire fut justement récompensé au Festival de Venise par le Prix de la meilleure interprétation féminine.

«Ce qui est intéressant au cinéma, c’est ce qu’on cache.» Ce mot de la comédienne, saisi au fil des belles interviews du DVD, souligne la tonalité hitchcockienne de ce huis clos conjugal. Peut-on jamais «connaître quelqu’un» ? Gabrielle s’ouvre sur le mythe de la transparence pour mieux se briser sur le constat d’irréductibilité. Un plus un ne feront jamais un. Non content d’être l’enfer, l’autre, c’est aussi le mystère. Avec son épouse, Jean a vécu avec une «entière confiance» dans l’illusion de fusion et de la connaissance plus qu’intime — absolue : «Je connais ses pensées, ses rêves…» D’elle, réduite à un trop clair objet du discours, émanait d’emblée pourtant un timbre bien différent : «Il n’est pas nécessaire de se connaître pour être ensemble.» Côtoyer autrui n’est pas le percer à jour. Lorsqu’il réalise soudain que sa femme lui échappe totalement, Jean-sans-peur déchoit en Jean-sans-terre, chevalier errant perdu au cœur de ténèbres qui empirent encore avec le retour de Gabrielle. D’autant plus inaccessible que présente. Incompréhensible, à jamais. Impénétrable. «Au fond, je ne sais rien de vous», finit-il par lâcher. Dix ans de vie commune sabrés en un vertige.

Avec fureur, le mari tente de remplir le vide que lui crée, ou plutôt lui révèle enfin, sa «moitié», par son départ, son silence, et plus encore par son retour en creux. Il l’envahit de sa parole, la harcèle de questions directes ou déniées («Je ne vous demande pas qui c’est») et l’assaille aussitôt de réponses, lui prête ses vérités et lui impose ses sentiments (“Vous devez souffrir”), édicte l’avenir, occulte le présent et recompose le passé. Mais il aura beau plonger, creuser, fouiller, l’inconnue demeure : «Je vous ai écrit, c’est pour ne pas vous parler.» Au fil de dialogues acides ou vénéneux, retaillés et ciselés par le réalisateur et sa scénariste Anne-Louise Tridivic, s’opère une éducation sentimentale sur le tard. Au mystère du retour féminin répond celui de l’effondrement masculin. Jean subit de plein fouet la révélation brutale de l’amour (jusqu’alors confondu avec la comédie glacée du mariage), du désir (détourné en avidité capitaliste et en «possession» bourgeoise), et de son moi profond : sous la forteresse impassible, les failles abyssales. A l’épouse, le volcan étouffé d’une passion éprouvée envers un amant peu policé, inconvenant et sulfureux, bestial même (Thierry Hancisse est cette bête de scène impériale), finalement exclu pour sa puissance érotique subversive. Au mari, la foudre, qui terrasse son être et ravage son (grand) monde.

Car, en un superbe contrepoint développé à l’écran, la confrontation bergmanienne se love en un écrin proustien. Outre la jalousie dévorante qui court du côté de chez Jean, ces ultimes scènes de la vie conjugale déchirent un couple altier à la fin de la Belle Epoque, où l’«on se défie plus des émotions que de la guerre» — guerre qui s’approche pourtant à grand pas de l’oie. Si la noce chez ces grands bourgeois s’épanouit en vase clos, si ses salons capitonnés vibrent de traits d’esprit sans laisser filtrer les coups de semonce, si un Tout-Paris tout relatif aux airs de basse-cour exotique s’ébat et débat chaque jeudi chez les Hervey, leur dernière réception vire à la bataille dérangée et à l’éclat scandaleux. Déjà, partout où ils se déchirent, une volée de domestiques les entoure pour mieux les servir et donc les desservir. Tout ou presque advient sous les yeux de ces témoins aliénés, masse sans visage d’où peine à s’extraire une aspirante confidente aussitôt rabrouée — touchante Yvonne, bonne trop bonne envers Madame. Figures d’albâtre pétries d’impuissance, à l’instar des statues sans membres qui peuplent leur atrium, Gabrielle et Jean errent, se cherchent et se perdent dans l’imposant palais de marbre qui leur ressemble. Il est une bombonnière hérissée de pièces de collection, un théâtre en trompe-l’œil où les vastes halls déserts cachent un boudoir où brûle une braise, un seuil à double tranchant où le grand escalier vaut ligne de mire et le petit, point de non retour. Véritable génie du lieu, cette demeure joue comme un personnage tiers qui soude et dissout le duo.

Racontant la fin d’une histoire d’amour, Chéreau parcourt et résume aussi l’histoire du cinéma, qu’il mobilise en tensions. Ouverture du film avec une entrée en gare de Paris vers 1900, célébrant l’origine du septième art par les frères Lumière. Succession du noir et blanc, teintes tranchées propres à l’ancien monde des certitudes masculines, et de la couleur, qui jaillit avec le choc de la rupture. Voix off d’un récit subjectif qui se pense omniscient et prétend rendre le présent permanent — voix soudain ruinée à la lecture de la lettre. Cartons qui barrent l’image en surimpression et disent une parole au-delà, de l’injonction absolue («Restez !») à la clairvoyance divine («Il ne revint jamais.») Alternance de plans très serrés et de plans très larges, entre close-up intimiste et distance infranchissable. Film d’époque bientôt oublié pour la plongée psychologique, la chute des corps primant sur la fidélité des costumes. Enfin, musique toute hitchcockienne, qui, par la grâce du compositeur Fabio Vacchi, tend encore cette autopsie d’un meurtre conjugal, où, étrangement, une femme reparaît.

Sans nul doute, Gabrielle invite au retour. Il faut voir ce film pour avoir le plaisir d’y revenir. D’en savourer la direction d’acteurs époustouflante et le jeu merveilleusement hagard et incisif, impitoyable et pathétique. D’en goûter l’esthétique somptueuse et envoûtante, impressionnante de maîtrise, impeccable tel un précis de décomposition grand luxe. D’apprécier pleinement l’intelligence de cette lumineuse leçon de ténèbres offerte par Chéreau. En prolongement de cette œuvre superbe, le cinéaste propose, dans le DVD qu’il a tenu à superviser, de nombreux compléments stimulants, dont : une version du film entièrement commentée par Chéreau et sa scénariste, retraçant genèse, intentions et enjeux ; un entretien à trois voix, instructif et bien construit ; des scènes coupées, avec l’explication (aussi rare qu’opportune) de leur éviction ; un aperçu des séances d’enregistrements musicaux ; enfin, un état du scénario à télécharger en format PDF. On ne peut que féliciter Arte Video pour cette édition en tous points remarquable. Avec Gabrielle, Chéreau confirme qu’il est un immense réalisateur. Il serait dommage de se priver de ce brillant témoignage.


Gérald Garutti
( Mis en ligne le 31/05/2006 )
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