David A. Bell La Première guerre totale - L'Europe de Napoléon et la naissance de la guerre moderne Champ Vallon - La Chose publique 2010 / 25 € - 163.75 ffr. / 401 pages ISBN : 978-2-87673-539-2 FORMAT : 14cm x 22cm
Traduction de Christophe Jaquet
L'auteur du compte rendu : Agrégé et docteur en histoire, Alexandre Dupilet est professeur dans le secondaire. Imprimer
Théorisé par le juriste allemand Carl Schmitt, le concept de guerre totale a été principalement utilisé pour penser les conflits mondiaux du XXe siècle. Il est dusage de considérer la Première Guerre mondiale comme la première guerre totale. Pourtant, selon lhistorien américain David A. Bell, si lon veut comprendre comment sest mis en place un nouveau modèle de guerre, matrice des conflits contemporains, ce sont les périodes révolutionnaire et napoléonienne quil convient dexaminer. En remontant à ses origines, lauteur tente également de comprendre les contradictions actuelles de la politique américaine de ce début de siècle, dont lobjectif de pacification de la planète a mené à la multiplication de conflits à lissue bien incertaine.
David A. Bell sattache à montrer que, dès le début de la Révolution, la culture de guerre, autrement dit la pratique de la guerre et la place quelle tenait dans les imaginaires, connut de profondes transformations. Le modèle aristocratique de la guerre, qui prévalait sous lAncien Régime, fut abandonné. Comme en témoignent le sac du Palatinat ou la bataille de Fontenoy, il ne permettait pas toujours déviter les atrocités. Mais fondé sur le code de lhonneur, il imposait une certaine retenue. Ainsi, les civils et les prisonniers étaient le plus souvent épargnés. Et les officiers noubliaient jamais, y compris sur le champ de bataille quils étaient aussi des gentilshommes.
Avec la Révolution, une autre conception de lart de la guerre simpose : il ne sagit plus alors de remporter de glorieuses victoires, mais de mener une guerre de masse qui supprime toute frontière entre les domaines civil et militaire, vise à écraser lennemi et ne peut sachever que par la «victoire ou la défaite totale». La guerre de Vendée est décrite comme la première manifestation de cette nouvelle vision de la guerre qui trouva son accomplissement sous Napoléon.
Comment expliquer cette soudaine mutation ? La thèse de David A. Bell est on ne peut plus iconoclaste : ce sont les philosophes des Lumières qui furent à lorigine de la guerre totale. Tandis que certains philosophes, comme labbé de Saint-Pierre ou Kant, appelaient de leurs vux linstauration dune paix perpétuelle, dautres (Herder par exemple) condamnaient le modèle aristocratique et sinspiraient de la Grèce antique pour se faire les hérauts de la guerre régénératrice, porteuse de vertus civiques. Sous la Révolution, ces deux courants se conjuguèrent pour imposer une vision apocalyptique de la guerre. Pour que la paix perpétuelle devienne réalité, il était nécessaire de mener une guerre à outrance en sappuyant sur les masses populaires, prêtes à se sacrifier pour défendre la patrie en danger.
Louvrage de David A. Bell présente de nombreuses qualités : il sort des sentiers battus et, fourmillant danecdotes, est très agréable à lire. Il nest cependant pas exempt de critiques. Si la première partie du livre, qui analyse les transformations de la culture de guerre, est très riche, la seconde, plus classique, alterne inventaire des atrocités avec un récit linéaire des campagnes napoléoniennes. En outre, cette étude ne tient pas toutes ses promesses. Le titre du livre laisse entendre que lanalyse doit porter sur les guerres européennes mais celles-ci sont examinées presque exclusivement du point de vue français, ce qui donne la désagréable impression que la «patrie des droits de lHomme» est aussi celle qui a inventé la guerre totale, jugement qui, il est vrai, nest jamais explicitement formulé par lauteur. Enfin, le modèle de guerre aristocratique est présenté de manière peu nuancée, et opposé trop systématiquement à la vision révolutionnaire. Il aurait été judicieux de montrer, ou à tout le moins de préciser, en sappuyant par exemple sur les travaux dHervé Drévillon (voir, LImpôt du sang, Tallandier, 2006), quà la fin du XVIIe siècle, de profondes mutations avaient affecté larmée dont certaines eurent pour effet de rendre moins étanches les frontières entre domaines civil et militaire. Dernière remarque : le parallèle entre les guerres révolutionnaires et les conflits dans lesquels sont engagés les Américains reste au stade des allusions. On aurait aimé quen conclusion lauteur fasse le point sur les similitudes et développe son analyse.
Il nen demeure pas moins que les comparaisons sont souvent convaincantes et que certains propos ont une résonance bien actuelle. On citera notamment ceux que Robespierre prononça le 2 janvier 1792 au club des Jacobins et que, selon David A. Bell, les autorités américaines auraient mieux fait de méditer avant de se lancer dans un nouveau conflit en Irak : «La plus extravagante idée qui puisse naître dans la tête dun politique est de croire quil suffise à un peuple dentrer à main armée chez un peuple étranger pour lui faire adopter ses lois et sa constitution. Personne naime les missionnaires armés».
Alexandre Dupilet ( Mis en ligne le 22/02/2011 ) Imprimer
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