Alain Faure - Le savant déchiffré Fayard 2004 / 29 € - 189.95 ffr. / 864 pages ISBN : 2-213-61827-5 FORMAT : 14x22 cm
L'auteur du compte rendu: Gilles Ferragu est maître de conférences à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
Parmi les personnages de lhistoire de France les plus connus et appréciés du public, on retrouve souvent le nom de Champollion : le déchiffrement de lécriture sacrée égyptienne, les hiéroglyphes, ainsi quune allure de savant passionné dOrient, génie absolu et conquérant dun continent inexploré avant lui, fascinent les foules. Le fait que lauteur de cet exploit soit français caresse bien évidemment la fibre patriotique : Champollion appartient au panthéon des grands hommes et, dans une époque où la France sest plutôt illustrée par des sabreurs, la nation lui en est reconnaissante. Or bizarrement, le personnage est dautant plus célèbre quil est mal connu. Ce nest certes pas les biographes qui lui ont manqué - ce que remarque Alain Faure dans lintroduction de sa riche étude mais il semble que chaque nouvelle «vie» soit autant de redécouverte.
Avec ce Champollion, le savant déchiffré, on a toutefois limpression que le grand égyptologue dispose enfin dune pyramide dérudition à sa taille, et il faut demblée souligner lénorme travail de recherche et décriture réalisé par Alain Faure. En effet, lauteur ne se contente pas de retracer le cours dune existence, certes riche, mais tout de même brève (le savant meurt à 42 ans) : cet ouvrage est en fait autant une étude très accessible, sans être simpliste, de légyptologie naissante, quune biographie dune ampleur notable. Car rien ne paraît échapper à lattention méticuleuse dA. Faure, lequel nhésite jamais à interrompre son récit pour faire le point sur une notion, un pays ou létat des connaissances sur un sujet. Si parfois, la digression devient longue au risque de perdre le fil du sujet (notamment sur lorientalisme dans la société moderne), elle nest jamais inutile et permet de rendre plus cohérent le contexte, de lapprofondir : lécrin est à la hauteur du personnage et lon finit par ressentir la même fascination que lauteur envers son «héros» (mais pas jusquà partager tous ses jugements, notamment sur les débuts universitaires de Champollion à 19 ans, qui attestent plus de hautes protections que dun génie précoce). On en ressort donc avec une impression dexhaustivité qui en fait un ouvrage de référence sur la question, un modèle dhistoire totale.
Car le personnage ne saurait être résumé au seul déchiffrement de lalphabet égyptien : son existence, suivant le cours du premier XIXe siècle, traverse une période mouvementée de notre histoire, depuis la révolution jusquà la Restauration. Dans cette époque troublée, où les destructions alternent avec les reconstructions, cette vie dintellectuel est pour le moins heurtée : dans la succession des divers régimes (république, empire, monarchie
), la trajectoire qui relie le jeune jacobin grenoblois au vieux savant orléaniste de la capitale ne va pas de soi. Et pourtant, le talent est là, qui verra Champollion, après des tribulations intellectuelles et politiques diverses, passant de luniversité impériale à lécole de la Restauration, trouver au tout neuf département égyptien du Louvre (1826) et au Collège de France (sur la première chaire dégyptologie !), des havres dignes de lui. Car du génie, on lui en reconnaît très tôt, que ce soit dans une académie provinciale comme celle de Grenoble, en passant par lInstitut, la toute jeune école des langues orientales (dont il essuie quasiment les plâtres) et luniversité impériale naissante
Il est à 19 ans professeur duniversité ! Du génie, certes, mais aussi une ambition pour le moins débordante, assortie dune nette conscience voire dun complexe de supériorité. Et dans un milieu scientifique restreint et hiérarchisé, de telles postures agacent. Dans sa carrière, Champollion devra aussi faire face aux inimitiés, jalousies quil aura parfois inspirées par ses jugements péremptoires (et à cet égard, A. Faure restitue bien ce milieu particulier des savants antiquisants du début du XIXe siècle).
Mais sa vraie patrie est ailleurs, vers cet orient décidément compliqué dans lequel ce savant polyglotte se meut comme un poisson dans leau. En loccurrence, les premiers pas sur une terre entrevue dans les récits dun oncle militaire de lexpédition dEgypte sont un tournant de sa vie. Il en demeure profondément imprégné et son expédition dEgypte en 1828-1830 - vaut bien celle du général Bonaparte en termes de traces laissées dans lhistoire. Profondément attaché à lEgypte, il en défend loriginalité artistique contre Winckelmann, et lhistoricité contre lEglise. Surtout, il en ouvre les portes avec le déchiffrement des hiéroglyphes (1822), avant la publication posthume de lalphabet et du panthéon égyptien, qui fondent tout autant sa légende.
Un autre axe est également prépondérant dans cette vie savante : le frère aîné de Champollion, Joseph Champollion-Figeac, érudit, historien mais également acteur subtil dune uvre quil a indirectement contribué à créer, et quil publiera en partie à la mort de son cadet. En effet, ce frère aîné a tout dun mentor et lon constate que, sans les interventions efficaces de ce dernier auprès des autorités révolutionnaires et impériales, sans les relectures intransigeantes des manuscrits du cadet, sans les conseils, les suggestions, les encouragements et les menaces
luvre évoquée naurait sans doute pas pu voir le jour. Elève de Sylvestre de Sacy, Champollion lest presque tout autant de son frère et la présentation de cet original couple de savants car ils sont complémentaires nest pas lun des moindres intérêts de louvrage. Ce nest certes pas le seul : le tableau de la carrière dun scientifique autant que dun intellectuel (au sens engagé du terme) savère riche en détails comme en vues larges, et montre la trajectoire de ces «hommes nouveaux» que la Révolution envisageait de forger.
Au final, voilà une grande biographie, «à lantique», qui élève la digression au niveau dun art, témoignage dune érudition sans faille et dune volonté de re-construction dune existence. Le lecteur en ressort avec limpression davoir beaucoup appris, voire trop, mais sans sêtre jamais lassé ni ennuyé. Le style, à la fois soigné sans être excessif, rend la lecture agréable, jamais pesante. Cest beau et massif, comme de lantique !
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 14/06/2004 ) Imprimer
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