Jean-Paul Bertaud - L'armée au coeur de la France de Napoléon Aubier - Historique 2006 / 25 € - 163.75 ffr. / 460 pages ISBN : 2-7007-2348-1 FORMAT : 14,0cm x 22,5cm
L'auteur du compte rendu: Gilles Ferragu est maître de conférences à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
On sait, depuis Cicéron, quil faut nourrir le dictateur dans le sens romain du terme, celui qui se dévoue pour le salut public, sens dont Napoléon usa et abusa de gloire
Mais au risque de faire un anachronisme, peut-on parler, dans la France post-révolutionnaire, du Consulat puis de lEmpire, dune France «du consensus», une France où chacun se reconnaît dans ce petit homme pénétré de son rôle historique, et qui a érigé la nation en armée ? Une France qui vivrait, également, dans le soleil dAusterlitz et se nourrirait de la gloire impériale ? La question que pose le professeur Jean-Paul Bertaud, éminent connaisseur de la révolution, dans cet ouvrage, est celle dune nation qui intègre pleinement les valeurs dun régime, en loccurrence le régime napoléonien. Une nation armée ? Ou encore une armée à limage de la nation ? A la façon dEmilio Gentile analysant dans son très bel ouvrage, Le Culte du licteur, la mise en scène du culte fasciste, Jean-Paul Bertaud reprend le dossier du bonapartisme (Consulat et Empire) à la lumière de larmée, du grognard au maréchal, et de ses valeurs, dans un tableau de genre tout à fait réussi.
Lère napoléonienne est celle, quasiment, de la guerre permanente et scandée par la «paix glorieuse» : un état de guerre qui façonne et légitime le régime de «lempereur de guerre» (à la manière dont J. Cornette parlait dun «roi de guerre»), dans une logique inquiétante dans laquelle la guerre appelle la guerre. Le pouvoir et la souveraineté sont alors à la pointe de lépée : la militarisation de ladministration est à cet égard significative. Après avoir retracé rapidement cette histoire militaire du bonapartisme, J-P Bertaud se penche donc sur le vrai socle de granit du régime, à savoir larmée. En commençant à tout seigneur
- par la carrière dofficier, une carrière dont les règles sont fixées en 1805, prélude à la loi Gouvion Saint-Cyr. Du général à lofficier subalterne, lauteur passe en revue les avantages et inconvénients de la charge, notamment pécuniers. Lensemble forme un portrait de groupe intéressant, qui croise noblesse (dempire), notabilité et service de lEtat. Le style est pointilliste et impressioniste. J-P Bertaud excelle dans le portrait individuel exemplaire : nourri de mémoires, souvenirs et récits autobiographiques, louvrage a la saveur dun tableau de genre plutôt que dune étude prosopographique aride. On passe dexemple en exemple pour élaborer une histoire collective plutôt quune sociologie de groupe. Et dans ce milieu, la question de la représentation et des hiérarchies symboliques du pouvoir est lancinante : tel un Saint-Simon égaré sous lEmpire, lauteur se penche alors sur un conflit oublié, mais tout aussi âpre que la bataille rangée, le conflit détiquette. A partir des cérémonies du règne, et daffaires particulières, J-P Bertaud met en place les éléments dune histoire qui reste à écrire.
Passant des officiers à la troupe, lauteur se penche sur le monde silencieux de la grande armée des conscrits, ceux qui seront un jour des demi soldes, vétérans, porteurs dune légende napoléonienne magnifiée par Balzac dans Le Médecin de campagne. Mais il ny a pas que des Nicolas Chauvin (le célébrissime soldat laboureur étudié par Gérard de Puymège) dans la troupe : la vie de soldat, passé le clinquant des uniformes neufs et le fracas des batailles, séloigne rapidement du rêve romantique. Encore une fois, J-P Bertaud fait larticle du métier de soldat, passant en revue les dangers divers, les habitudes néfastes (dont livrognerie est la plus ancrée), les incertitudes de la retraite (en dépit des dispositifs mis en place par le régime). Larmée est une carrière, pas une sinécure.
Mais cette armée impériale nest pas uniquement un instrument de pouvoir et une expérience humaine, elle est également le vecteur des valeurs du régime : lhonneur vertu aristocratique et la patrie remplacent peu à peu la devise républicaine et imprègnent, par capilarité, lensemble de la société. Si la guerre est au cur du régime, cela suppose la définition dun ennemi John Bull en loccurrence quasi démonisé et chargé de tous les vices et la sacralisation du combat, aidé en cela par une Eglise catholique, au moins, jusquen 1809, plus que tolérante. Lalliance du sabre et du goupillon (toutes religions confondues) se forge alors, bien avant le Second Empire. Et ces valeurs irriguent la société française, grâce à la mise en place dune véritable dramaturgie guerrière ou pour reprendre lexpression heureuse de lauteur, une «militarisation de limaginaire public». Depuis le Bulletin de la grande armée jusquaux arts divers (peinture, musique, architecture
), en passant par le contrôle de lespace urbain, la guerre conquiert le paysage et lespace public, impose une esthétique classique définie au plus haut niveau (Denon). Même mort, le soldat sert encore la gloire impériale (Mussolini disait quil laissait les Italiens au pape après leur mort
Napoléon nabandonne jamais vraiment ses soldats) : quon le loue, quon le panthéonise même (Lannes de Montebello)
pourvu quil témoigne ainsi de la grandeur de la guerre et de lempereur. Militarisation ou instrumentalisation ?
Et dans cette société où les valeurs militaires sont exacerbées, le refus de conscription, la désertion, le pacifisme deviennent des actes politiques en soi : Habilement, lauteur conclut sur le «drapeau du refus» - les déserteurs, leurs appuis et leurs ennemis (les colonnes mobiles) - la lassitude des Français, la naissance de la légende de logre impérial, et les conflits politiques qui en découlent. Lidée récurrente au XIXe siècle que «la monarchie, cest la paix» naît dans ce creuset.
Voilà un ouvrage très complet, bien écrit : certes, il sagit moins dune étude sur larmée napoléonienne que sur ses valeurs et son insertion dans le pays. Louvrage ne relève pas non plus dune histoire de lopinion publique sous lEmpire, mais plutôt dune histoire des mentalités, et dune anthropologie du fait militaire (plutôt que de la guerre, et en cela, il est le bienvenu). Cela le rend sans doute plus accessible aussi, notamment du fait de langle choisi, celui des parcours individuels. Au cur du sujet, la société militaire forme un tout idéologique, mais dont les aspérités trahissent finalement les incertitudes du régime. Reste Napoléon, finalement le grand absent du livre : la conclusion revient sur lhomme lui-même en reprenant la question de la souveraineté. Limage de lempereur, qui se dégage de louvrage est comme un monument façonné par le régime. En cela, louvrage de J-P Bertaud précède la belle étude de Nathalie Petiteau sur la mémoire et le mythe de Napoléon et dévoile, dans lélaboration de lempereur de guerre, le mythe politique. La question de la légitimité se pose aussi : certes, la guerre apporte une forme de légitimité, mais est-ce bien la seule : lhomme qui a négocié le concordat et mis fin au schisme qui déchirait la France chrétienne ne dispose-t-il pas, quelque peu, dune forme de légitimité religieuse ? Celui qui se pose en restaurateur dun ordre menacé par la terreur révolutionnaire na-t-il pas également une forme de légitimité populaire ? Si lhypothèse dune légitimité guerrière, à la manière des rois barbares, est intéressante, elle peut sembler quelque peu restrictive.
Au final, un ouvrage important, fruit de lectures nombreuses et de nombreuses recherches, et qui offre de la France napoléonienne une vue particulière et stimulante.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 21/02/2007 ) Imprimer |